LA RUPTURE ENTRE LE MONDE DE LA SCIENCE ET LE MONDE DE LA VIE : ENJEUX POUR L'HOMEOPATHIE PDF Imprimer Envoyer
Écrit par Philippe Marchat   
Lundi, 20 Décembre 2010 16:53

 

 

Je pense capital de saisir les conditions épistémologiques des difficultés de reconnaissance de l'homéopathie. Conditions qui n’ont, j’en suis convaincu depuis toujours, pas grand-chose à voir avec une insuffisance d’évaluation. Même la question, pourtant bien réelle, de l’énigme de l’action des hautes dilutions, est, elle même, secondaire.

L’essentiel se joue au niveau épistémologique. Eclairer le débat homéopathie/médecine objectivante à la lumière de l’histoire des sciences et de l’évolution de la pensée scientifique est donc essentiel. Elle, mieux que toute autre chose, permet de comprendre les enjeux profonds de l’impossible dialogue médecine objectivante/homéopathie et évite de s’embourber dans les polémiques. Un regard épistémologique offre, également, le guide le plus sur pour orienter nos efforts en vue de faire valoir aux yeux de tous la valeur et la légitimité de la démarche homéopathique.

L’enjeu est alors de montrer que, non seulement l'homéopathie devrait avoir droit de cité, non seulement son intérêt thérapeutique est réel, mais, bien plus, son regard et sa conception de la maladie sont d’une importance fondamentale et irremplaçable. Ne pas reconnaître la valeur de l'homéopathie revient alors à amputer notre connaissance du réel.

 

Rappel sur la phénoménologie :

La phénoménologie est née à la fin du 19 ° siècle, non sans raison. La philosophie se trouvait, en effet, dans une impasse totale marquée par la fin des grands systèmes spéculatifs et l'extraordinaire essor des mathématiques. L’objectivité de la science s’opposait alors violemment à la subjectivité de la conscience et les « vérités » de l’expérience naturelle, quotidienne, spontanée furent invalidées, dévalorisées et remplacées par les vérités de la science.

 

Enfin cette période correspond également à la naissance de la psychanalyse, et le psychologisme, lui aussi, tendait à dévaloriser la philosophie. Le fondateur de la phénoménologie, Husserl, lutta donc, à la fois, contre le psychologisme et contre le positivisme, courants dominant de son époque.

Husserl cherchait donc à sortir de la domination du positivisme prétendant éliminer la philosophie au profit des sciences sans tomber dans le psychologisme, selon lequel les lois logiques se ramènent aux lois psychologiques régissant l'esprit humain et prétendant que ce que nous pensons être universel n’est que le reflet de notre fonctionnement psychique.

La phénoménologie repousse ainsi aussi bien le modèle physiologique du corps que la théorie de l’inconscient. Non qu’elles ne possèdent pas, l’une et l’autre, validité et pertinence, mais parce qu’elle cherche à décrire ce qui se trouve en amont d’elles et qui, de ce fait, les fondent toutes deux.

La démarche scientifique et ses conséquences sur notre rapport au réel :

La démarche scientifique n’est pas une simple activité que les êtres humains, ou telle civilisation, auraient développé et intégré sans conséquences en « feed-back ». Au contraire, si le désir de mieux connaître le réel semble un invariant de l’humanité, le développement de la science moderne a profondément bouleversé notre rapport au monde et à nous mêmes.

Comprendre le monde du point de vue scientifique suppose, en effet, de dépasser le monde de la vie quotidienne, notre monde vécu, de s’en arracher pour en dégager des relations causales et y établir des liens explicatifs. De ce fait, un fossé n’a cessé de se creuser, depuis que la science et la technologie ont acquis toutes leur puissance d’éclaircissements et d’applications pratiques, entre le monde de la vie et celui de la science. Ainsi la science en « imposant » l’idée, depuis deux ou trois siècles maintenant, que le réel est ce qu’elle dit du monde, à savoir la part objectivable et mesurable du monde vécu, a-t-elle dévalorisé le vécu, notre quotidien et nos expériences immédiates. Ce constat est capital à faire pour éclairer notre question.

Bien sur, dès l'antiquité grecque, la prescience de l'existence de lois intelligibles gouvernant le cosmos, et la recherche de celles-ci, habitaient l'homme. Le monde antique était donc également coupé en deux. Mais la coupure était fondamentalement différente. L'être humain vivait dans un monde terrestre qu'enveloppait un monde céleste, chacun de ceux-ci étant régi par des lois différentes. Les corps célestes se mouvaient en cercle, le mouvement circulaire, jugé parfait, étant dévolu au divin ; les corps terrestres, en ligne droite. Mais si le monde céleste était ainsi déshumanisé puisque divinisé, du moins l'homme était-il chez lui sur terre. C’est ainsi que la physique d'Aristote, qui domina largement la science antique et médiévale, s'accordait très bien avec le sens commun et l'expérience sensible quotidienne qu’elle ne contredisait ni « n’invalidait » d’aucune façon.

Avec la révolution galiléenne et les découvertes de Newton, l'ère de la science moderne s'ouvre. Tout change dès lors. Peut-être peut-on donner une illustration fameuse et précise de ce bouleversement dans l'image et l'idée qui guident les travaux de Galilée. Pour lui le grand livre de la Nature est écrit en "caractères géométriques". Cette idée et l'entreprise de mathématisation de la nature qui l'accompagne menèrent à la dévalorisation du monde qualitatif de la perception sensible, qui est, pourtant, le monde de l'expérience quotidienne, celui dans lequel nous vivons.

Désormais les mondes terrestres et célestes furent, au plan théorique, réunifiés en un univers régi par des lois identiques. Seulement, dans ce monde, l'homme désormais se trouva peu à peu étranger puisque la science lui expliquait que ce qu'il considérait comme le plus évident, le plus réel, n'était qu'apparence et erreur.

Comme l’affirmait Alexandre Koyré, grand spécialiste de l'histoire des sciences de cette époque, « il y a quelque chose dont Newton doit être tenu responsable ou, pour mieux dire, pas seulement Newton, mais la science moderne en général : c'est la division de notre monde en deux[1]. J'ai dit que la science moderne avait renversé les barrières qui séparaient les Cieux et la Terre, qu'elle unit et unifie l'Univers. Cela est vrai. Mais, je l'ai dit aussi, elle le fit en substituant à notre monde de qualités et de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons, aimons et mourons, un autre monde : le monde de la quantité, de la géométrie déifiée, monde dans lequel, bien qu'il y ait place pour toute chose, il n'y en a pas pour l'homme. Ainsi le monde de la science - le monde réel - s'éloigna et se sépara entièrement du monde de la vie, que la science a été incapable d'expliquer (...). C'est en cela que consiste la tragédie de l'esprit moderne qui "résolut l'énigme de l'univers", mais seulement pour la remplacer par une autre : l'énigme de lui-même"[2]

La rupture entre la maladie objectiveé et la maladie vécue :

Comprenons bien que ceci situe précisément la situation médicale de l’homme moderne. Celui-ci est, en effet, placé devant une médecine d’aspiration scientifique qui prétend « résoudre » l’énigme de toutes ses maladies, mettant en évidence des anomalies cachés dans l’intérieur des corps, permettant de voir sur l’image du scanner ou de l’IRM la hernie cause (essentielle, unique, et tellement évidente ! puisque visible, là devant nos yeux) de la douleur sciatique invalidante, des paramètres dits « objectifs » (mais en fait seulement objectivés), comme tel taux de TSH effondré « prouvant » ( et finissant par résumer aussi en semblant l’expliquer) l’hyperthyroïdie dont souffre le malade, les RAST montrant la responsabilité de tel allergène (quand il s’agirait de réaliser qu’objectiver à quoi quelqu’un est allergique ne fait pas avancer d’un pouce dans la compréhension de ce qui se joue pour lui), promettant, enfin, de trouver les causes génétiques de toutes les maladies et laissant espérer en leurs réparations possibles, etc.

L’homme moderne n’a donc plus guère de capacité à s’appuyer sur son vécu, à se fier à lui, à se fonder sur lui, en médecine. Ce qui le met dans une situation d’aliénation fondamentale, totalement inconnue jusqu’à il ya quelques décennies. D’ailleurs, jusqu’à d’éminents représentants de la médecine « scientifique » s’inquiètent, sans en saisir, hélas, toutes les implications de cette perte du rapport immédiat du malade à son vécu. Je pense, entre autres, au Professeur Didier Sicard, ancien président du Comité Consultatif National d’Ethique qui s’en inquiète depuis des années et, notamment, dans son livre « La médecine sans le corps » (qui mériterait le titre de « médecine sans le vécu du corps).

Nécessité et légitimité du retour au monde de la vie : le monde vécu comme champ de tous les champs :

Bien des Professeurs de médecine, donc, ne cessent de plaider, depuis des années, pour un retour, une réhabilitation de la clinique, autre nom du monde de la vie en médecine. Mais cet appel restera lettre morte pour la médecine, et n’ouvrira nullement la voie à l'homéopathie, tant que celle-ci ne sera pas capable de montrer que la nécessité de ce retour s’appuie sur de puissantes raisons épistémologiques.

Il convient, maintenant, de reprendre le fil de la phénoménologie afin d’éclairer ce qui se joue pour l'homéopathie. Devant la fuite en avant du monde de la science en rupture avec le monde réel, Husserl insista sur la nécessité de revenir au monde de la vie, ceci d’un double point de vue.

Tout d’abord, disait-il, « il faut reprendre le monde de l’intuition là où il avait été abandonné par la science » car « la science abandonne l’expérience sensible pour un modèle mathématique qui rend la vie exsangue de sa spécificité ». Ceci rejoint ce que je disais en début d’article avec la division de notre monde en deux. Un monde de la vie qui n’a plus aucun rapport avec ce qu’en dit la science, un vécu qui est invalidé, nié et balayé d’un revers de la main laisse la vie, et notre vécu, « exsangue de sa spécificité ».

Or, cette perte est caractéristique de l’impasse dans laquelle s’engouffre la médecine actuelle. Cette perte de la spécificité de la vie se comprend également à la lueur de la phrase suivante : « la science n’a pas et n’aura jamais le même sens d’être que le monde perçu pour la simple raison qu’elle en est une détermination ou une explication ». C’est pourquoi la maladie objectivée (dont s’occupe l’approche objectivante) n’aura jamais le même sens d’être que la maladie vécue (dont nous nous occupons).

Mais ce n’est pas seulement pour préserver la spécificité de la vie qu’il convient de faire place à l’approche homéopathique. C’est aussi pour revenir au monde de la vie en tant que fondateur de tous les autres champs, y compris du champ scientifique. L'homéopathie devrait être capable de rappeler, avec Husserl, que « tout l’univers de la science est construit sur le monde vécu » ce qui montre bien que la dévalorisation du vécu à laquelle on assiste de plus en plus, de la part de la médecine objectivante, est illégitime et nuisible. Or, ce vécu, est précisément l’objet de toute l’attention de l'homéopathie.

Ce que montre également la phénoménologie, et que l'homéopathie doit revendiquer haut et fort, c’est que la rupture scientifique avec le monde de la vie est perte de contact avec l’originaire, perte avec le fondement même de la médecine. On retrouve, ici, la remarque de Georges Canguilhem qui disait déjà, en 1943, « les médecins ont tendance à oublier que ce sont les malades qui appellent le médecin » rappelant par là le caractère originaire et fondateur de l’expérience de se sentir malade qui mène, dans un deuxième temps seulement, à partir du vécu, à l’objectivation nosologique. Prenons l’exemple de l’infarctus du myocarde : c’est une pathologie aujourd’hui objectivable par ECG, coronarographie, scintigraphie d’effort et dosages biologiques. Pour autant, la médecine objectivante qui a tendance à penser que la « vérité » de l’IDM se réduit à ces données, comme si elles lui étaient tombées du ciel, a « tendance à oublier » que cette objectivation n’a été possible, peu à peu, que parce que des malades ressentant des douleurs rétro-sternales, irradiant aux mâchoires et/ou aux bras, etc. sont venus consulter des médecins. Le vécu a bien fondé la connaissance objective de l’IDM. Il ne saurait donc être déclaré méprisable et sans intérêt.

La maladie vécue est le champ fondateur des connaissances médicales « scientifiques » :

La maladie vécue, que l'homéopathie appréhende au travers du jeu des localisations, modalités, sensations et causalités est donc le champ à partir duquel s’élève tout l’édifice de la médecine moderne. Et le regard homéopathique est une méthode d’observation de la maladie dans sa dimension la plus fondamentale et la plus originaire. Elle ne saurait donc, à ce titre, être méprisée et considérée comme fantaisiste.

Il me semble capital que nous sachions en finir avec notre positionnement défensif habituel, pour oser adopter une attitude, non pas offensive et encore moins agressive, mais d’affirmation sereine et argumentée.

Peut être pourrions nous aller jusqu’à paraphraser Husserl quand il parlait de la « réalité » du monde vécu. Il invitait, en effet, à cesser de douter de la pertinence et de la valeur de celui-ci, affirmant : « il ne faut donc pas se demander si nous percevons vraiment un monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous percevons ».

Cette phrase est capitale. Elle rappelle que tous les savoirs, y compris le savoir scientifique, sont second et issus du monde perçu, autre nom du monde vécu. Elle autorise ainsi l'homéopathie à réfuter les accusations de se perdre dans des considérations sans intérêt et nous invite à oser affirmer. « Il ne faut pas se demander si l'homéopathie perçoit vraiment la maladie, il faut dire au contraire : la maladie est cela que l'homéopathie perçoit ». Bien sur, au-delà de cette perception fondamentale, toute la démarche objectivante garde son immense intérêt. Mais celui-ci ne saurait dévaloriser celui de l'homéopathie et ces deux approches complémentaires doivent apprendre à vivre ensemble, dans un respect mutuel, pour le bien de tous, et, avant tout, des malades.

 

Philippe Marchat

Première mise en ligne : mai 2009.

 


[1] C'est moi qui souligne.

[2] A. Koyré, Etudes newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968, p.42-43.