ELEMENTS DE PHILOSOPHIE DE LA MEDECINE
A propos du livre de Donatien Mallet : La médecine entre science et existence (Vuibert, Paris, 2007).
Dans son préambule, l’auteur montre bien que nos études médicales, si elles nous assurent une « excellente formation technique et scientifique » (encore que, il faudrait s’entendre sur le terme « scientifique »), nous laissent assez souvent désarmés quand il s’agit d’accompagner la souffrance de nos patients. Chacun d’entre nous cherche alors à compléter cette formation de technicien par une formation en sciences humaines qui peut prendre plusieurs chemins, personnels ou institutionnels. Ce tiraillement, voire déchirement existe donc dès le début des études médicales, entre une médecine technique à visée objectivante et une médecine relationnelle subjective, c’est-à-dire centrée sur le sujet, ou plus précisément prenant en compte cette triade médecin – malade – thérapeutique. Ces deux tendances ne sont pas forcément incompatibles, au contraire tout l’art du médecin est de chercher à les faire coexister dans sa pratique. Cette coexistence dépendra non seulement du médecin, mais aussi du patient et parfois du type de thérapeutique choisie.
L’importance du regard du médecin sur le patient est soulignée à juste titre : certains diagnostics ou certaines hypothèses sont dues à ce premier regard que nous portons, presque instinctivement, dès les premières secondes de la rencontre. Donatien Mallet ajoute que ce regard peut malheureusement être réducteur, « sélectif, retrouvant ce qui fait partie de son savoir et évinçant ce qui en est exclu (…) Il ne voit que ce que son savoir lui prescrit. Il est aveugle à ce que son savoir ne reconnaît pas » (page 33). Malheureusement, l’auteur ne pousse pas plus loin sa critique : pourquoi ce manque d’ouverture ? Est-ce seulement dû à cette formation technique biomédicale, ou ne serait-ce pas aussi dû à certains types de personnalité de médecins ? Cette prédominance de la vision dans la rencontre médecin – patient aboutit à la réduction du temps laissé à la parole, pourtant si importante à nos yeux, pour ne pas dire primordiale : le temps imparti au patient pour exposer sa plainte avant d’être interrompu par le médecin est en moyenne de dix-sept secondes, nous dit l’auteur (page 34). Le peu d’attention portée à la parole est une plainte très souvent rapportée par les patients : elle se fait aux dépens de leur histoire personnelle et de leur perception spatiale de leur maladie, dans la mesure où le diagnostic biomédical sera localisé à l’endroit de la plainte, le plus souvent à un organe, au lieu d’être replacé dans la globalité somatique, psychique et environnementielle du patient. On voit bien par là que ce peu d’importance attachée à la parole du malade peut amener à une négation même de sa personnalité. Dans le même registre, il convient de remarquer que l’auteur, s’il prend conscience de la portée réductrice de l’acte médical tel qu’il est enseigné en faculté, ne cherche pas à voir plus loin, en particulier dans l’exemple qu’il donne page 35 : « quoi de commun entre la localisation topographique d’un cancer et la réémergence du souvenir de la mort de sa mère ? » se demande-t-il : justement, peut-être pourrait-il y avoir une relation entre la symbolique de l’organe et cette mort maternelle ?
Le corps objectivé du discours biomédical est le modèle même du corps – machine s’enracinerait pour l’auteur dans la vision dualiste du corps humain tel que l’auraient promu Platon et Descartes (page 38). Ceci semble en complète contradiction avec notre lecture de Platon, qui s’il donne la prééminence à l’âme sur le corps, insiste sur le nécessaire équilibre entre les deux (République, VI, 504d). Il faut rappeler que dans la Grèce antique, les soins du corps étaient réservés aux médecins, tandis que les soins de l’âme étaient l’apanage des philosophes : ceci n’empêchait pas Hippocrate de s’intéresser aux maladies de l’âme, et cela n’empêchait pas Platon de bien connaître les travaux de l’école hippocratique. Par ailleurs, la vision dualiste de Descartes n’a pas empêché l’auteur de la « Philosophie de la médecine psychosomatique » de faire remonter ce concept à ce même Descartes : envisager un corps et un esprit n’implique absolument pas une absence de relation entre ces deux entités. Un dualiste comme Jung, qui avait décidé de n’étudier que la psychologie de l’être humain (et séparait par conséquent l’âme et le corps), était bien conscient dans ses écrits des relations qui existaient entre soma et psyché. Il suffit de lire la presse médicale pour voir que l’étude de ces relations est le plus souvent quasi inexistante dans le discours biomédical dominant. Dire que cela correspond à l’évolution actuelle de la société (page 39) est très contestable, comme le montrent la prolifération des traités de psychologie et le fait que les patients consultent un psychologue ou psychiatre avec beaucoup moins de réticence qu’avant.
La prise en compte de la globalité de la personne passe donc obligatoirement par l’attention à la subjectivité du patient, à son histoire personnelle et familiale, et permet pour cet auteur une meilleure efficacité du traitement (page 42) : « la santé n’est pas la normativité d’un corps objectivé ». Cette attention à la subjectivité du patient permettra de mieux appréhender la demande de celui-ci, qui est le plus souvent beaucoup plus complexe qu’elle peut le sembler au premier regard (terme utilisé sciemment pour mieux souligner les limites de ce regard biomédical) : par exemple, les demandes apparemment très claires d’euthanasie cachent parfois une demande beaucoup plus nuancée, voire contradictoire (page 45). De plus, les bénéfices secondaires de la maladie, surtout quand celle-ci est chronique, peuvent souvent contribuer à empêcher de prendre le chemin de la guérison. Mais que veut dire guérison ? Est-ce un retour à un ordre à partir d’un chaos ou l’établissement d’un nouvel équilibre ? Relevons la contradiction contenue dans l’expression « rétablir un nouvel équilibre » : le mot « rétablir » impliquerait plutôt un retour à un état antérieur et non l’acquisition d’un nouvel équilibre … Et qui dit équilibre sous-entend équilibre entre deux forces opposées : lesquelles ? Nous préférons la conception de Canguilhem de la santé comme étant la capacité de tolérer les infidélités du milieu (page 49) ou celle de Lennart Nordenfelt : la conservation de la capacité à poursuivre un projet de vie, un désir de vie (On the nature of health, Klewer academic publisher, 1995).
Cette attention à la subjectivité du malade ne peut exister que si le soignant fait l’examen de ses propres capacités d’écoute et d’ouverture, ses motivations, ses convictions (page 54), bref, ce que la psychanalyse nomme contre – transfert : regrettons simplement que l’auteur n’en fasse pas directement référence, ce d’autant plus qu’il cite page suivante Jacques Lacan à propos de la jouissance, dimension non retenue par la pensée biomédicale, et qu’il cite également les interactions inconscientes chez le patient, sans mentionner des relations inconscientes pouvant exister entre patient et médecin.
Donatien Mallet insiste sur les conséquences d’une certaine normativité biomédicale qui formate la plainte du malade et empêche celui-ci d’exprimer sa créativité singulière (page 50). Mais il ne pousse pas plus loin sa réflexion : cette normativité n’est-elle pas dans ce cas là un frein potentiel à une action thérapeutique positive, à l’obtention d’une meilleure santé du patient, puisque celui-ci est empêché de s’exprimer ?
Citons l’expression retrouvée page 51 : « Le corps est d’abord le vivre en un corps », analogue à l’expression du corps vécu chère à notre ami Philippe Marchat. Cette autre expression relevée page suivante (« Les pensées sont en partie au moins déterminées par le vivre en son corps ») montre bien la difficulté qu’a l’auteur d’échapper à une conception dualiste de l’homme. Et cette autre expression (« en un même corps, le « je » est différent du « moi » ») illustre également la nécessité d’une séparation conceptuelle du corps et de l’esprit, laquelle n’empêche pas, bien au contraire, la considération des liens complexes existant entre les deux, complexité relevée d’ailleurs par Donatien Mallet chez le patient souffrant. En déduire de cette complexité comme il le fait page 56 que « le clinicien est dans l’impossibilité de percevoir simultanément le corps comme signe et comme signifiant » et que « prétendre résoudre cette tension par une médecine qui se voudrait globale est un leurre » est pour le moins surprenant : c’est nier toute l’existence de ces médecines globales que sont l’acupuncture, l’homéopathie, les médecines traditionnelles non - occidentales, en particulier chinoises et ayurvédiques. C’est également nier l’utilité de ces groupes Balint qui apprennent justement au clinicien à avoir une approche plus globale et à apprendre à travailler sur son propre contre - transfert : le travail interdisciplinaire dont il vante les qualités les lignes suivantes est certes très important, mais ce n’est pas la seule solution.
Ce chapitre se termine par un constat d’échec page 58 : une conception actuelle voudrait que le salut ne pourrait passer que par le corps, la médecine cultivant avec ambiguïté cette utopie. Les services de gériatrie démontrent l’échec de cette utopie, étant massivement fréquentés par des personnes âgées atteintes de démence sénile ; nous dirions plutôt psychose sénile, qui constitue un déni de la réalité de la vieillesse : apprendre à vieillir a complètement échappé à la pensée biomédicale contemporaine, et pour cause : il faut pour cela faire le lien entre psyché et soma, ce dont elle est strictement incapable étant donné sa conception de l’homme – machine. Et la psychose sénile est transformée pour les besoins en maladie d’Alzheimer, maladie à substrat organique, mine d’or pour l’industrie pharmaceutique (voire l’excellente analyse de Donatien Mallet pages 118 à 121).
Nous voyons là deux conceptions de la maladie, une conception globale de la maladie, ne séparant pas l’aspect somatique et l’aspect psychologique de la maladie (en l’occurrence les répercussions somatiques d’une détérioration mentale liée à des difficultés existentielles liées au vieillissement), et une conception biomédicale qui n’accorde qu’une place accessoire aux facteurs psychologiques, quand elle ne les lie pas purement et simplement. Ces deux conceptions recoupent en partie les deux conceptions traditionnelles de la maladie : une conception ontologique, maléfique de la maladie : la cause de la maladie est extérieure au malade : un microbe, un virus, un toxique qui entraînent une transformation organique. La santé est définie en négatif par l’absence de maladie, et le but de la thérapeutique sera de combattre l’agent extérieur et de restaurer l’état antérieur. La conception fonctionnelle de la maladie recoupe cette conception globale, et traditionnellement s’appuie sur la notion d’équilibre perdu lors de la maladie, qui peut même constituer parfois une tentative d’une alternative à cet équilibre. On assisterait alors à la restauration de l’équilibre antérieur ou à l’établissement d’un nouvel équilibre (Nous avons vu plus haut que cette notion d’équilibre était sujette à caution). Ces deux conceptions paraissent antinomiques au premier abord : la maladie cancéreuse qui est une maladie organique peut avoir aussi une lecture globale, fonctionnelle, prenant en compte les traumatismes psychologiques et/ou les traits de la personnalité du patient atteint de cette affection. Cette lecture globale pourra être complètement niée autant par le médecin que par le malade. Ces deux grilles de lecture auront des répercussions sur les décisions thérapeutiques, la conception biomédicale pouvant amener à l’acharnement thérapeutique, la conception fonctionnelle ou globale autorisant davantage d’abstentions thérapeutiques mais pourrait faire aussi courir le risque de carences thérapeutiques contestables. Partageons la conclusion nuancée de l’auteur (page 63) qui préconise une attitude intermédiaire : « si la démarche clinique passe par un travail d’objectivation, le clinicien demeurera toujours attentif à la singularité subjective de l’équilibre de chacun ».
La rencontre entre le médecin et le malade est beaucoup plus interactive qu’on ne pourrait le supposer. Pour Descartes (Méditations métaphysiques, Vrin, 1978), les préjugés acquis dès les premières années de notre vie, la mémoire que nous en avons, la faiblesse de nos perceptions et de notre entendement, et les insuffisances du langage ne permettent pas une rencontre qui serait idéalement limpide. Il faut noter que les problèmes du transfert et du contre – transfert recoupent en partie les deux premières caractéristiques soulevées par Descartes (problèmes survenus pendant la petite enfance, difficultés à se les remémorer et à reconnaître leur influence constante dans notre attitude d’adulte). La psychanalyse aurait par contre tendance à minorer, voire à passer sous silence la faiblesse de nos perception et surtout les insuffisances du langage. Ces caractéristiques décrites par Descartes peuvent être attribuées au médecin comme au patient, et c’est sans doute cela qui complique encore plus la rencontre, et qui fait dire à l’auteur page 79 que « l’observation n’est pas passive, respectueuse du réel. Elle est active, manipulatoire, voire agressive par rapport au réel ». Qui plus est, « l’expérimentation dénature le phénomène », et se rend par là très contestable dans ses déductions et conclusions. La méthode inductive, basée sur l’expérimentation montre là ses limites, et reste pour l’auteur « un principe improuvable » (page 81). Pire, c’est la transgression consciente des règles méthodologiques qui a permis à Copernic et à Galilée de faire progresser la connaissance (Paul Feyerabend, Contre la méthode, éditions du Seuil, 1980, page 189). Il apparaît que la pensée biomédicale s’appuie sur une conception scientiste de l’homme, basée sur des expérimentations et des études très contestables sur un plan épistémologique : la science n’est pas la vérité, elle est recherche de vérité, incertitude et possibilité de réfutation. C’est dire l’importance de la recherche théorique, mais là, Donatien Mallet ne fait qu’effleurer le sujet sans préciser comment elle pourrait jouer un rôle en médecine. Réfléchir sur le sens de la vie, de la vieillesse et de la maladie, mieux connaître les effets thérapeutiques de la consultation médicale, mieux étudier la symbolique du médicament, autant de pistes qui ont été déjà parcourues et qui pourraient être redécouvertes et encore plus approfondies, et surtout sans cesse rappelées aux médecins comme aux patients. En effet, ceux-ci ont trop tendance à oublier ces réflexions, sans doute par peur, peur de la mort, peur de la remise en question, désir de certitudes inaccessibles…
Donatien Mallet se livre ensuite à une critique de l’ »evidence based medecine », qui a dévié de son objectif premier qui était de pouvoir se livrer à une lecture critique de la littérature médicale, et qui a glissé vers l’objectif d’avoir une connaissance scientiste, objective, de la médecine. Cette critique s’étend aux études contrôlées en double aveugle contre placebo, reposant sur une volonté d’objectivation illusoire, et sur un outil statistique contestable : comme le dit justement l’auteur, « ce qui est valable statistiquement n’est pas forcément juste humainement » (page 108). Les relations douteuses entre médecins et industrie pharmaceutiques sont également fort bien dénoncées par cet auteur : essais thérapeutiques biaisés, constructions fallacieuses de pathologies pour faire vendre du médicament : « derrière le chaste paravent de l’objectivité scientifique se déroulent des scènes où pouvoir, argent, et renommée se confondent en de vastes ripailles » (page 117). La responsabilité de la caste hospitalo-universitaire et les liens tissés entre elle et l’industrie pharmaceutique sont très justement soulignés pages suivantes. Sous couvert d’une pseudo objectivité scientifique, la pensée biomédicale connaît bien des dérives…
Cette volonté scientiste de la pensée biomédicale s’appuie sur un imaginaire qui structure en partie notre société, comme le dit Cornelius Castoriadis (L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975). La quête du savoir est transformée en confusion entre pouvoir et savoir : la connaissance permettra le pouvoir de guérir. Mais cette conception ne peut rien contre certaines souffrances, contre la vieillesse et la mort. Cette conception matérialiste de l’homme-machine dont nous parlions au début est tout à fait en rapport avec cette pensée biomédicale et avec ses liens avec l’industrie : elle est dès lors en relation très étroite avec un glissement de l’idée de bonheur, qui comme le dit très justement Donatien Mallet, se matérialise : il n’est plus spirituel, il devient confondu avec le bien-être, la possibilité de consommer les produits créés par l’industrie pour gagner de l’argent. Il est très révélateur que le médicament soit devenu récemment très officiellement un bien de consommation : tout devient lié, pensée biomédicale et matérialisation de la vie, volonté de pouvoir et appétit pour l’argent, recherche scientifique et rentabilité économique, appât du gain.
Ces liaisons sont entretenues par une confusion qui se retrouve dans les écrits mêmes de Donatien Mallet : pour lui, il peut exister une adéquation entre médecine, science, salut et santé, cette confusion étant renforcée par la pluralité des significations étymologiques du mot « santé » (page138). La pensée biomédicale devient une nouvelle religion dogmatique, excluant toutes les autres pratiques qui ne partagent pas ses idées (en particulier les médecines holistiques, dont l’homéopathie, comme le dit l’auteur), visant au bonheur de l’homme. Mais comme la pensée biomédicale considère l’être humain uniquement comme une machine, elle ne reconnaît pas en fait de dimension spirituelle à l’expérience de la maladie, et devient par là même une fausse religion matérialiste, prolongement d’une société actuelle basée majoritairement sur l’appât du gain et l’acquisition de biens matériels. Cette fausse religion a acquis ses droits de cité de part la position sociale qu’elle possède et par l’investissement qu’elle reçoit d’une partie de nos contemporains (je paraphrase l’auteur page 139). Ce que ne dit pas Donatien Mallet, c’est que cette vision de la médecine, cette nouvelle religion, ne correspond pas en profondeur à l’être humain, car celui-ci n’est pas qu’une machine. Et l’on voit bien que la personne malade cherche souvent d’autres réponses plus globales à ses questions sur sa maladie, quand il ne remet pas en question plus radicalement l’organisation de la médecine telle qu’elle est faite actuellement.
Donatien Mallet cite alors Cornélius Castoriadis dans le chapitre suivant, en dénaturant quelque peu sa pensée. Il se sert de l’expression de Castoriadis, imaginaire social, pour affirmer que cet imaginaire « ne reconnaît que la rationalité scientifique » : « Le savoir humain acquis en dehors de la science n’a aucune validité s’il n’est pas soumis à une vérification expérimentale » (page 140). Par conséquent, tout ce qui proviendra de l’intuition, de la subjectivité, de la sensation, de l’expérience personnelle quotidienne consciente ou inconsciente n’aura aucune valeur. Cette attitude légitimera des comportement thérapeutiques à la limite de l’acharnement, « alors qu’un rapport au monde tenant plus compte de sa propre subjectivité (et, ajoutons le, de la subjectivité du patient), aurait naturellement conduit à une abstention thérapeutique » même page). Ce que ne dit pas Donatien Mallet, c’est que Cornelius Castoriadis remet radicalement en cause cette conception de la rationalité scientifique et l’idéologie occidentale qui la sous-tend. De même, pages suivantes, quand il relie très justement l’occultation de la limite comme favorisant les difficultés de l’homme contemporain à vieillir et à mourir, reliant ceci à l’absence de limites dans notre système économique occidental, il se trompe complètement quand il fait des liaisons avec la science actuelle : l’infini est une problématique vieille comme le monde, les philosophes de la Grèce antique en avaient déjà parlé longuement.
Les pages suivantes de cet ouvrage sont consacrées à la question de la finalité de la science et de la médecine. Force est de constater que l’auteur ne donne aucun élément de réponse à ces questions : la technique est conçue comme répondant à des besoins, à des impératifs de consommation ; Mais quels besoins ? Est-ce pour l’épanouissement de l’être humain, épanouissement conçu dans toutes ses dimensions, psychique et spirituelle comprises ? Ou bien est-ce surtout dans un but matérialiste, pour remplir les portefeuilles des actionnaires ? Nous aurions tendance à penser que la réponse positive à la deuxième question est actuellement prioritaire dans notre société contemporaine, et qu’elle se fait aux dépens de l’épanouissement de l’être humain. Les techniques médicales actuelles, comme le dit très justement l’auteur, modifient la nature de l’expérience de la maladie, en la matérialisant et en renforçant cette conception de l’homme machine, transformant ou même dénaturant au passage ce qui était au départ une souffrance vécue dans un contexte de vie quotidienne. Le médecin spécialiste au service de la technique ne peut plus la plupart du temps (il existe heureusement des exceptions admirables) avoir le recul indispensable pour replacer cette souffrance objectivée dans la subjectivité vécue du patient. La maladie se transforme alors encore plus en objet soumis aux lois de la consommation, et la technique est déviée de son objectif premier qui serait d’être au service de l’homme, et devient par conséquent un instrument supplémentaire de l’appât du gain et du matérialisme de la société actuelle. Dans une dernière partie de ce chapitre, pages 150 à 155, Donatien Mallet essaie de rétablir l’équilibre entre technique et éthique : davantage de contacts entre services hautement technicisés et soignants de base (encore faudrait-il avoir du temps et des moyens pour le faire), mise de la technique au service d’une conception humaniste du soin (et refuser absolument cette expression d’humanisme conservateur : l’humanisme n’est pas conservateur mais au contraire facteur de progrès pour l’homme, Donatien Mallet aurait pu l’écrire). Les deux autres propositions découlent des deux premières : prise de conscience des limites de la technique, du fait que la technique ne suffit pas à maîtriser la maladie, et enfin problème de l’euthanasie et maintien de l’interdiction de l’homicide. Ces propositions restent à notre avis insuffisantes, même si elle paraissent tout à fait justes : le problème principal n’a été qu’effleuré, c’est celui de la conception biomédicale de l’homme machine sous jacente à tout cela, au service d’une société confondant bonheur et matérialisme, vénérant l’argent, nouveau Dieu de l’univers (quoique ce n’est pas si nouveau que cela, l’expression veau d’or date de l’Antiquité…). Le problème n’est pas de choisir un moyen terme entre « technophobie conservatrice » et « technophilie naïve ou idéologique » pour reprendre les termes de Donatien Mallet page 153, mais de vouloir l’épanouissement global de l’homme dans une société à son service.
Dans une dernière partie, Donatien Mallet nous livre ses « propositions pour une lecture existentielle de l’expérience de la maladie à travers les critères de corporéité, de temporalité et de coexistence » pour reprendre le titre de ce chapitre page 157.
Nous avons eu vraiment l’impression que l’auteur n’était pas du tout à l’aise dans ses propos, faisant suivre des propos très judicieux et des non-sens parfois inquiétants, sans aucun recul parfois. Ainsi page 159, il utilise l’expression « vivre incarné », très intéressante, pour écrire juste après que la maladie peut être considérée comme une entité exogène indépendant de toute composante psychique ou environnementale, sans aucun commentaire ; il parle ensuite des liens avec l’industrie pharmaceutique là aussi sans aucun commentaire. Page suivante, il se contredit en écrivant « une posture clivée, à terme insoutenable, entre l’objectivation et l’attention à la subjectivité », pour affirmer quelques lignes plus loin que « la subjectivité de la personne malade se complètera par une attention du clinicien à sa propre subjectivité », se contredisant juste après par cette phrase : « plutôt qu’une posture où le médecin objective la plainte de l’autre, la relation soigné – soignant peut être caractérisée par une rencontre entre une subjectivité souffrante et une subjectivité soignante. C’est au sein d’un partenariat que le processus d’objectivation de la plainte se déroule, repris d’une manière plus globale dans un croisement d’interprétations ». Réaffirmons là qu’objectivation et subjectivité ne sont pas incompatibles, mais sont au contraire très complémentaires, et que l’attention à la subjectivité du patient comme du soignant ne peut que renforcer la recherche d’objectivité, pourvu que l’on y prête bien attention.
Comme le décrit bien Donatien Mallet, la souffrance nous transforme, parfois de façon si importante que nous n’en avons pas conscience et que nous mettons du temps à le réaliser. Cette souffrance entraîne une volonté de contrôle sur soi, mais parfois aussi (cela l’auteur n’en parle pas) un abandon de cette volonté de contrôle ; cette ambivalence se retrouve dans la recherche de l’autre pour partager sa détresse ou pour être aidé, tandis que l’on assiste également souvent à une recherche de solitude, à un sentiment d’incompréhension inéluctable de la part d’autrui. Cette recherche de contrôle sur soi peut comme le dit l’auteur se déplacer vers une recherche de contrôle sur le soignant, nous parlerions plutôt de manipulation dans certains cas : là aussi il peut exister une ambivalence dans la demande de soin, qui n’est pas seulement demande d’aide, mais aussi volonté d’établir un lien pas toujours très clair, teinté de sadomasochisme autant de la part du soignant que de la part du soigné : acceptation d’examens douloureux ou humiliants d’une part, difficulté à dire non, à établir des limites devant des demandes parfois exagérées. La prise de conscience des facteurs inconscients telle qu’elle peut se faire en groupe Balint est à nos yeux irremplaçable et répond bien à la question que pose Donatien Mallet à la fin de ce chapitre page 171 : « Des modalités de communication consciente ou inconsciente sont-elles possibles ? ». L’auteur semble peu habitué à ces concepts, effleurant de nouveau cette question sans l’approfondir page 185 : l’information ne peut être qu’un mélange de subjectivité et d’objectivité, de conscient et d’inconscient, et contrairement à ce que est dit page 186, la génétique ne vient pas ébranler la complexité de liens conscients et inconscients, elle ne vient qu’ajouter une goutte d’objectivité à l’océan de subjectivité que nous sommes. La relation à l’autre est sans aucun doute « relation avec un mystère » (page 190), mais le mystère vaut également pour la relation à soi, autant chez le soigné que chez le soignant.
Ce manque de prise en compte de l’inconscient et de la subjectivité se retrouve dans le chapitre suivant : la tâche du médecin serait « d’aider la patient à rejoindre son désir à partir d’un soin organique qui le confronte au principe de réalité, de réhabiter son corps et sa finitude à partir de son désir » (page 193). Plus grave à nos yeux (même page), il nie la nécessité de la connaissance et l’analyse du désir (et par conséquent de tout ce qui peut être inconscient à la racine de ce désir) : « paradoxalement, la connaissance stérilise le champ de la rencontre ». Nous restons sur notre faim quand il affirme juste après que le savoir médical induit « la mêmeté plutôt que l’altérité ». Comment ? Il est sûr que l’absence de volonté de connaissance d’autrui ne peut que renforcer ce manque de prise en compte de l’altérité…C’est sans doute ce manque de volonté de connaissance qui renforce les relations de pouvoir : si le savoir médical, que le patient ne connaît pas ou connaît mal, renforce le pouvoir du médecin, et là nous sommes bien d’accord avec l’auteur, nous affirmons au contraire que la connaissance des phénomènes de transfert et de contre - transfert, quand elle est bien menée, remet en question cette relation d’autorité et de pouvoir, et permettra l’autonomie du patient. En effet, la prise de conscience de ces phénomènes permettra de prendre du recul par rapport à tout ce qui se passe chez le patient comme chez le médecin, et permettra d’éviter toutes ces conduites autoritaires, teintées de sado – masochisme, que l’on rencontre souvent dans ces cas là.
Il est vraiment surprenant de ne pas voir citer Michel Foucault dans le chapitre consacré au souci de soi pages 200 et suivantes. Il est également surprenant de lire quelques lignes sur la répression des affects sans citer les travaux de Freud…Cela permettrait de voir que souci de soi, connaissance de soi, maîtrise de soi ne sont pas du tout incompatibles avec la reconnaissance de la vulnérabilité et des limites, bien au contraire, elles donnent plus de possibilités de la permettre, et de mieux entrer en relation avec l’autre. C’est d’ailleurs ce que reconnaît l’auteur page 2004 et l’on peut se demander s’il ne se contredit pas avec ce qu’il écrit plus haut: « La propriété réceptive du soi est liée à la capacité réceptive à l’égard de l’altérité, cette rencontre avec autrui étant marquée par la réciprocité » : c’est là que l’on retrouve toute l’importance de la connaissance des phénomènes de transfert et de contre – transfert, qui illustrent la réciprocité des affects entre soigné et soignant. Michel Foucault, qui a longuement parlé du pouvoir médical, en particulier du pouvoir psychiatrique, avait mis en relation souci de soi et autonomie personnelle.
Il est également surprenant de ne pas voir citer les nombreux travaux philosophiques sur le langage et ses limites dans les chapitres suivants : cela éviterait d’affirmer que le langage n’a aucun rôle dans l’histoire du sujet pour encore se contredire quelques lignes plus loin en écrivant : « une vie, c’est l’histoire de cette vie en quête de narration », comme si la narration ne passait pas obligatoirement par le langage et l’écoute (page 207). Mêmes contradictions quand page suivante on lit : « la rencontre avec autrui passe par le dialogue ». Il est vrai que l’écoute n’est pas le point fort dans de trop nombreux cas, et que la technique peut être un très bon moyen d’éviter ce dialogue, comme le dit l’auteur page 208. Et si, comme il l’écrit page suivante, « la survenue d’un évènement dans la rencontre sera facilitée si les soignants acceptent l’incertitude inhérente à leur savoir, leur pouvoir et leur visée du bien », il faudrait ajouter aussitôt que cette incertitude devrait être partagée par le patient, sans que cette incertitude ne tourne à la méfiance comme on le voit trop souvent. Et nous ne pouvons qu’approuver l’auteur quand il écrit pages 210 et 211 que l’écoute du récit du malade de la part du patient permet à celui-ci de prendre une initiative et de pouvoir se réapproprier son histoire (s’il le veut et s’il le peut).
Le chapitre suivant consacré au problème de l’interprétation constitue également un beau morceau de contradiction : tout d’abord, il y est dit que « la médecine est une pratique qui passe par l’interprétation de la plainte (page 211). Mais attention, ajoute l’auteur, de ne pas interpréter n’importe comment, il faut que cela soit dans une direction biomédicale, et pas dans le sens d’une « psychologisation indue » ni d’une approche globale qui risquerait d’entraîner une « pseudo-emprise totalitaire cognitive sur le soigné » (page 213). Et d’expliquer que « si le soignant change tout de suite de référentiel, en passant par exemple d’une explication bio – physico – chimique à une explication psychique, il ne se donne pas la chance de toucher à la résistance du sujet ». Pour l’auteur, la solution est l’approche interdisciplinaire, avec le modèle des réunions d’équipe telles qu’elles peuvent exister en milieu hospitalier. Tout d’abord, cette solution est inapplicable en médecine de ville pour des raisons pratiques, en premier lieu des problèmes de temps. Ensuite, une formation non uniquement biomédicale, mais aussi humaniste, intégrant la psychologie et la sociologie (que l’auteur souhaitait au tout début de son ouvrage) permettrait cette approche interdisciplinaire et permet également de prendre de la distance avec ce désir de connaissance totale, sachant que la vérité est un but théorique jamais atteint dans la réalité. Cette approche interdisciplinaire permet de ne pas considérer la maladie uniquement d’un point de vue biomédical, mais de la replacer dans l’histoire du patient, son vécu psychique conscient et inconscient, et la signification que peut avoir la maladie dans ce vécu (et là, nous redevenons d’accord avec l’auteur, en relevant la contradiction existant entre ce passage et le début de ce chapitre). Retenons aussi les limites du langage dans cette approche, que souligne avec raison l’auteur page 216, limites du langage qui, si elles étaient mieux prises en compte par l’institution soignante, rendrait celle-ci moins triomphante et moins en recherche de pouvoir, car les limites du langage impliquent de relativiser tout ce qui se passe au cours de la consultation médicale.
Un court chapitre suit au sujet de la subjectivité du médecin. Regrettons qu’il ne soit pas développé davantage car il nous semble que cette subjectivité est une des bases de la relation médecin malade.
Les pages suivantes abordent le problème de la globalité (sans la définir, ce qui nous semble d’emblée très contestable). L’auteur semble lui préférer le terme d’intégralité, d’unicité du patient, refusant le clivage entre le biologique, le psychique et le social. Remarquons le simple fait que de parler de ces trois entités implique forcément de pouvoir les envisager séparément, ce qui ne veut absolument pas dire qu’elles ne sont pas en relation et qu’il ne faille pas envisager également ces relations. Donatien Mallet différencie approche globale et prise en charge globale, sans bien définir les différences qu’il fait concernant ces deux expressions. Il souligne avec raison le risque de prise de pouvoir d’une prise en charge globale : il faudrait ajouter que ce risque de prise de pouvoir se rencontre également dans les prises en charge partielles de type biomédical, et que si risque réel de prise de pouvoir existe, celui-ci dépend certainement plus de la personnalité du médecin ou de l’institution dans laquelle il travaille que de la globalité de l’approche. Il se pourrait même qu’une approche ou une prise en charge biomédicale accroît ce risque de prise de pouvoir, car il occulte plus ou moins volontairement des facteurs de compréhension de la signification de la maladie pour le patient. Ces facteurs ne peuvent que l’aider dans son autonomie et sa gestion de son affection et leur occultation ne peut que renforcer la dépendance du malade vis-à-vis du médecin et de l’organisation de soins. Nous ferions la différence, quant à nous entre l’approche et la prise en charge, de la manière suivante : l’approche globale serait la prise en compte de tous les facteurs pouvant induire la maladie, la prise en charge serait la volonté de traiter ces différents facteurs dans leur ensemble. Finalement, Donatien Mallet semble accepter en partie ce concept de globalité puisqu’il écrit page 220 que « la question de la santé ne saurait être séparée du rapport que l’humain entretient entre soi-même et autrui, le bonheur et la souffrance, l’hérédité et la sexualité, la vie et la mort, l’habitation du monde dans le temps à vivre ». Il oublie cependant de dire que cette santé ne peut être conçue au niveau du « soi-même » que dans une prise en compte de l’ensemble de la personne humaine, avec ses composantes physiques, psychiques et spirituelles.
En conclusion, nous pouvons dire que la réflexion éthique, si elle est indispensable, ne suffit certainement pas pour favoriser le progrès de notre discipline médicale ; il faut y ajouter une solide réflexion philosophique, épistémologique, certes, mais sans aucun doute plus appuyée sur une connaissance plus complète qu’en a l’auteur des différents auteurs et courants philosophiques (Il existe d’autres philosophes que Ricoeur et Levinas pour ne parler que des philosophes contemporains cités par l’auteur). Cette connaissance plus variée est un des éléments indispensables, sans parler des différents courants psychanalytiques, pour prendre du recul par rapport à la volonté normative scientiste de la pensée biomédicale.
Philippe Colin
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