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LA MACHINE ET LE VIVANT PDF Imprimer Envoyer
Écrit par Philippe Marchat   
Samedi, 19 Octobre 2013 18:40

LA MACHINE ET LE VIVANT

 

Le modèle de la machine

La machine est le modèle, le paradigme, implicite, jamais présenté comme tel, qui gouverne la conception de la biomédecine. Nous n’y pensons même pas,  n’en avons même pas conscience, tant nous vivons dans un univers de machines. Voitures, avions, ordinateurs, appareils électro-ménagers, d'audio-visuel, téléphones mobiles constituent notre environnement quotidien et permanent. Comment, d’ailleurs, vivrait-on sans ces machines aujourd'hui ? Sans électricité, sans les moyens modernes de transport et de communication, sans chauffage, lave-vaisselle, lave-linge, etc. ?

Que l'on en soit conscient ou non, notre vision du monde en est modifiée. Si profondément que nous voyons, désormais, de plus en plus, les choses comme des machines. Nos corps aussi, d’ailleurs, et l’obsession d’avoir un corps parfait l’illustre suffisamment. Le recours de plus en plus banal à la chirurgie esthétique témoigne d’une vision où la performance est reine, la standardisation aussi, où la correspondance à des normes externes (seins fermes et rebondis, taille fine, lèvres pulpées, paupières sans cernes, etc.) s’impose. On n’avait jamais imaginé, dans le passé, pouvoir parvenir à modifier le corps, on le fait désormais quotidiennement et on envisage, avec espoir ou effroi, voire un espoir mêlé d’effroi, d’en fabriquer artificiellement, d’en « construire », comme pour les machines, des copies conformes, des clones parfaits.

Mais, au delà de la chirurgie esthétique, c’est dans toute la médecine que cette vision "machinique"  s'est imposée de façon massive. La chirurgie répare ou enlève les éléments défectueux, les remplace, le cas échéant, par une prothèse comme l’on change une pièce dans une machine. Les médicaments hormonaux viennent se substituer aux glandes défaillantes (traitement hormonal substitutif de la ménopause, hormones thyroïdiennes que prennent des dizaines  de millions de malades de par le monde, insuline qui sauve la vie de tant de patients atteints de diabète très sévère) et viennent pallier la sécrétion naturelle défaillante, sans parler de la génétique qui promet d'identifier les gênes défectueux de certaines maladies mortelles et de les remplacer par des gênes "sains".

La spécialisation croissante de la médecine s'inscrit, elle aussi, dans cette "logique" machinique (logique toute illogique, nous le verrons, du point de vue du vivant) et aboutit à un morcellement de l'organisme et à l'abord de chaque organe séparé du reste, comme isolé du grand tout biologique. Le cardiologue s'occupe des maladies du coeur (du moins le cardiologue "généraliste" car, désormais, existent des rythmologues, des spécialistes des coronaires, de l'hypertension artérielle, etc.), le neurologue, du cerveau (mais, là aussi, existent des épileptologues, des spécialistes des maladies dégénératives comme la sclérose en plaques, d'autres spécialisés dans la maladie de Parkinson, etc.), bref, l'organisme est appréhendé comme composé d'organes largement indépendants les uns des autres et chaque organe fait, lui aussi, assez souvent, l'objet d'un "découpage".

Mais le vivant n’est pas une machine

Mais le vivant peut-il, sans contresens, sans trahison, sans erreur manifeste, être appréhendé comme une machine ? Ce modèle machinique est-il pertinent et légitime en médecine ? C'est là la question ... et la réponse, bien évidemment, est non.

Car tout diffère entre le vivant et la machine, tout est à l’opposé dans les deux modèles.

La machine est un assemblage, le vivant est unitaire

Commençons par le commencement. Comment se constitue un vivant ? Comment le fabrique-t-on ? Et bien, première différence, et de taille, avec la machine, « on » ne le fabrique pas, personne ne le constitue, il se "fait" tout seul. De plus, du tout aux parties le vecteur s'inverse entre le vivant et la machine. Les pièces qui constituent une machine, lui préexistent, sont premières puis assemblées en vue d'une action coordonnée. On part donc d'une multiplicité d'éléments indépendants qu'un tiers, humain, assemble en vue d'une fonction coordonnée. Il est donc logique de réparer la machine, pièce par pièce. Pour le vivant, tout s'inverse. Tout commence avec une première cellule qui se divise en deux puis quatre, huit, etc. et ce processus biologique, du vivant, aboutit à un organisme composé de millions de milliards de cellules. Ici, l'unité est première, ne se perd jamais et la diversification, la différenciation de l'organisme, bien que réelle, est au service absolu du fonctionnement unitaire et global du vivant.

Il semblerait donc logique et plus que souhaitable de disposer d'une approche médicale respectant cette logique du vivant. Notons que l'homéopathie respecte cette logique mais force est de constater qu'elle ne se suscite ni l'unanimité ni l'enthousiasme dans l'univers médical moderne.

 

La machine dépend de l’homme, l’organisme s’auto-régule et s’auto-guérit

De plus, revenons y, si la machine est construite par un "autre", l'organisme se constitue de lui même. Dans le même ordre d'idée, la moindre panne locale peut réduire à néant le fonctionnement global d'une machine tandis que l'organisme est capable, dans une très large mesure, de s'autoguérir, de se réparer tout seul. Il est donc logique de réparer la machine par "action externe" et il serait logique de favoriser des thérapeutiques qui aident l'organisme à s'auto-guérir.

 

La machine dans le vivant

Il y a, pourtant, convenons-en, une dimension machinique chez le vivant. C'est, disons, la pathologie qui touche son infrastructure, qui assure sa survie. Les vaisseaux sont des sortes de conduits, le cœur une sorte de "pompe" qui assure la circulation du sang, les poumons assurent le transfert de l'oxygène de l'extérieur vers  l'intérieur cellulaire, les reins filtrent les déchets, etc.

Toute cette "machinerie corporelle" est une réalité biologique mais si ce niveau infrastructurel du vivant en assure la survie, le maintient en vie, la « vraie » vie,  son « contenu » concret se passe à un autre niveau (aimer, travailler, créer, vouloir, espérer, faire) qui ne dépend pas de ce niveau "inférieur" infrastructurel dans ses modalités concrètes.

Certes, si la machine du corps se détériore, la survie de l'individu peut en être menacée, voire grandement endommagée mais si cette machinerie permet la vie, insistons y, elle ne la constitue pas du tout. Il n’est qu’à voir ce que représente, par exemple, la survie végétative d’un individu en état de coma profond. Tout fonctionne en dehors de son cerveau mais rien qui ressemble à la vie.

Que nous ayons mal à la tête, de l'hypertension artérielle, des problèmes infectieux récidivants, des troubles de l'humeur, des insomnies, de l'asthme, des allergies, des troubles digestifs, des rhumatismes, des maladies de peau, des troubles gynécologiques ou psychiques, tout cela n'a que bien peu à voir avec la machinerie corporelle, et tout, ou presque, avec le fonctionnement global et en relation avec le monde et les autres, du sujet.

 

Le vivant au delà de la machine

Vivre suppose donc que les fonctions indispensables à la survie soient dans un état correct mais la vie, le fait d’être vivant, de vivre et non seulement « en vie », se passe « au delà » du fonctionnement machinique. De la même manière que pour que vive la musique, il faut, bien sur, que l’instrument possède une structure intacte, ses cordes, le bois qui convient, ces éléments d’infrastructure, pour nécessaires qu’ils sont, se montrent, malgré tout, totalement insuffisants.

Mais la musique, c’est tout autre chose que des cordes, du bois, des structures métalliques, aussi adéquates soient-elles. La musique, c’est de l’inspiration, de l’émotion, du désir, de l’envie, du partage, quelque chose qui « part » de l‘un s’adressant à d’autres, de l’harmonie, du rythme, des couleurs, l’intensité des sons qui fluctuent, forte puis pianissimo, tout cela  entremêlé. Et, de fait, il est davantage possible de faire une musique, belle, émouvante, envoutante, même sur un instrument imparfait, le meilleur instrument qui soit est incapable de rien produire de lui même.

La vie se passe donc bien au delà de la machinerie corporelle. Elle peut éclore d’une machinerie même imparfaite tandis qu’un organisme à l’infrastructure parfaite, ne vit pas encore.

Il semblerait donc logique de distinguer deux logiques médicales correspondant à deux niveaux d'intervention biologique. Quand on cherche à intervenir sur la machinerie corporelle, l'approche chirurgicale et allopathique est pertinente et particulièrement efficace. En cas de fracture du col du fémur, mieux vaut un chirurgien orthopédiste, même "moyen" qu'un excellent homéopathe. En cas d'obstruction des coronaires, la prescription de médicaments susceptibles de "dissoudre" le caillot responsable est, de même, prioritaire. Vive la logique machinique, ici. Mais, en cas d'asthme, d'ulcère duodénal, de maladies allergiques, d'infections à répétition, de migraines, mais aussi, de maladies auto-immunes, même sévères, comment ne pas voir que s'inscrire dans la logique du vivant devrait être une priorité. Que chercher un dysfonctionnement dans la machinerie corporelle est aussi naïf qu'inadapté. Comment ne pas comprendre que c'est alors l'équilibre général, global du patient, son « vivre » qui est en jeu, et, non tel ou tel rouage de sa machinerie.

Mais nul ne voit les chose "simplement" comme elles sont. Chacun les voit selon la vision du monde qui l'habite. Et la vision dominante, aujourd'hui, est indiscutablement celle d'un corps conçu, malgré toutes les dénégations possibles, dans la logique de la machine.  Souhaitons que l’on sache, à l’avenir, conjoindre à cette vision machinique, une vision de l’être humain en tant que vivant. Il serait quand même paradoxal, pour ne pas dire très inquiétant, que cette conjonction ne se fasse pas.