« Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale »
Le texte qui va être commenté est issu de l’ouvrage de Claude Bernard Introduction à la médecine expérimentale, Paris, JB Baillière, 1865, et est présenté dans le recueil de textes philosophiques réunis par Marie Gaille et édités par la librairie Vrin fin 2011 (pages 201 à 217)..
Cet extrait semble très représentatif d’un certain type de pensée médicale, et illustre bien les différences existant entre homéopathie et allopathie.
Pour Claude Bernard, « la pratique médicale est une chose extrêmement complexe dans la quelle intervient une foule de questions d’ordre social et extra - scientifique ». Il insiste ensuite avec raison sur le rôle social de la médecine.
Puis il décrit trois tendances dans la médecine : pour lui, la première tendance « dérive des bons sentiments de l’homme, porter secours à son prochain quand il souffre, et de le soulager par des remèdes ou par un moyen moral ou religieux ». Notons le mélange, pour ne pas dire l’amalgame effectué entre les bons sentiments, les remèdes, la morale et la religion. Mélange qui peut s’expliquer par le contexte historique, quand morale et religion étaient intimement liés. Claude Bernard décrit ensuit la « Natura medicatrix », c’est-à-dire la faculté qu’a l’homme de guérir parfois sans l’apport d’un médicament. Mais il reproche ensuite à la médecine hippocratique d’être trop attentiste, de ne pas être suffisamment active lorsque les tendances de la nature ne sont pas favorables à la guérison.
A côté de la médecine hippocratique qui croit davantage à la Natura medicatrix, que l’on pourrait rapprocher du concept de résilience, Claude Bernard décrit la médecine empirique, qui « a foi dans l’action des remèdes comme moyen de changer la direction des maladies et de les guérir, se contente de constater empiriquement les actions médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le mécanisme ». On ne peut pas dire que la médecine homéopathique soit uniquement empirique, car si pour elle la recherche du mode d’action du médicament homéopathique n’est pas prioritaire, elle fait tout de même partie intégrante des préoccupations du médecin homéopathe.
Notons au passage que Claude Bernard oppose santé et maladie sans entrevoir les états intermédiaires nombreux déjà décrits par Leibniz.
A côté de ces deux types de médecine, l’auteur décrit la médecine expérimentale, qui « n’a pas de système et ne repousse rien en fait de traitement ou de guérison de maladies ; elle croit et admet tout, pourvu que cela soit fondé sur l’observation et prouvé par l’expérience ». C’est certainement ce qui rapproche l’homéopathie de la pensée de Claude Bernard. Mais celui-ci ne s’arrête pas là, et poursuit en affirmant que « la médecine scientifique expérimentale va aussi loin que possible dans l’étude des phénomènes de la vie ; elle ne saurait se borner à l’observation des maladies, ni se contenter de l’expectation, ni s’arrêter à l’administration empirique des remèdes ; mais il lui faut de plus étudier expérimentalement le mécanisme des maladies et l’action des remèdes pour s’en rendre compte scientifiquement. Il faut surtout introduire dans la médecine l’esprit analytique de la méthode expérimentale des sciences modernes ». Il faut donc, pour qu’un système médical soit valide, comprendre le mécanisme d’action des remèdes qu’il utilise : « pour lui, il faut pénétrer à l’aide de l’expérimentation dans les phénomènes intimes de la machine vivante et en déterminer le mécanisme à l’état normal et à l’état pathologique. Il faut rechercher les causes prochaines des phénomènes normaux ». Et de poursuivre quelques lignes plus loin : « en un mot, il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe surtout, c’est de savoir ce que c’est de la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit ».
Ce dernier passage est révélateur de tout un système de pensée médical qui domine encore actuellement : l’homme est considéré comme une machine, sans aucune mention du psychisme. De plus, cette pensée est causaliste et mécaniste : on ne raisonne que dans le schématisme de la relation de cause effet et des mécanismes d’action physiopathologique. Hors de cela, point de salut. On est vraiment aux antipodes de la pensée homéopathique, qui prend en compte l’unité somatique et psychique de l’homme, et pour qui les phénomènes concomitants, les coïncidences significatives, sont de la plus haute importance.
Claude Bernard affirme ensuite que le médecin expérimentateur exagèrerait s’il ne voulait employer que des médicaments dont il comprendrait le mode d’action. Il prône l’expérimentation sur l’animal et des observations comparatives sur l’homme, « de manière à déterminer rigoureusement la part d’influence de la nature et du médicament dans la guérison de la maladie ». On est là dans le système de pensée qui prévaut encore actuellement en médecine, qui cherche à séparer ce qui est inséparable et qui nie l’intrication des phénomènes, comme le montre la physique quantique. Claude Bernard avait pour lui l’excuse de la méconnaissance de ce type de physique qui n’existait pas à son époque.
La médecine, dit-il ensuite, doit « souvent agir contrairement aux tendances de la nature » : et de prendre comme exemples extrêmes (et rarissimes en pratique) des plaies artérielles et des fièvres pernicieuses. On relèvera la faute de raisonnement qui consiste à vouloir exprimer une vérité générale en s’appuyant sur des cas particuliers qui ne sont absolument pas représentatifs.
L’auteur donne ensuite l’exemple de la gale qui a une cause précise et dont le traitement local repose sur un mécanisme physico-chimique précis. Rien n’est dit sur la tendance ou non d’attraper cette maladie : c’est de la notion de terrain qu’il s’agit, fondamentale pour un médecin homéopathe. Rien non plus n’est dit sur toutes ces affections qui ne rentrent pas dans un schéma précis. D’ailleurs il reconnaît plus loin qu’il n’a pas à examiner « les systèmes personnels » qui « s’opposent ainsi à l’avènement de la médecine expérimentale ». Il reste dans le schéma « du déterminisme simple ou complexe des phénomènes vitaux qui est la seule base de la médecine scientifique ». Pour lui, « la spontanéité des êtres vivants ne s’oppose pas à l’application de la méthode expérimentale ». Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’une pensée réductrice qui méconnaît non seulement l’individualité de chaque personne humaine, mais aussi une grande proportion des pathologies que l’on rencontre en pratique médicale quotidienne.
Pour l’auteur, la médecine expérimentale doit s’appuyer sur les sciences physico-chimiques. Il admet d’ailleurs qu’ « elles ont encore des parties obscures » qui doivent être élucidées. La physique quantique n’existait pas encore du temps de Claude Bernard, et il est normal qu’il soit resté à l’intérieur du schéma scientifique de son époque. Actuellement, cette physique quantique a révolutionné la pensée scientifique, et il est vraiment dommage que la médecine contemporaine soit restée encore actuellement à la physique du 19ème siècle et ne se soit pas confrontée à la physique du 20ème siècle. Nous invitons le lecteur à lire pour cela l’article sur le site consacré à la physique quantique.
Comme le dit Marie Gaille (qui cite Dominique Lecourt, page 152 de ce recueil sur la philosophie de la médecine), on voit s’affronter deux conceptions de la médecine :
- Une médecine qui érige les sciences du corps humain en référence absolue pour se donner comme objets les maladies, au risque d’oublier la détresse de l’individu souffrant dont elle tient sa raison d’être
- Et une médecine qui se présente et s’assume plutôt comme « un art au carrefour de plusieurs sciences », qui met l’accent sur la clinique, sur l’intuition et sur le tact dans l’approche des patients, envisagés comme des personnes toujours singulières ».
On voit bien que la médecine prônée par Claude Bernard tient lieu de référence historique au premier type de conception de la médecine, tandis que l’homéopathie s’insère tout naturellement dans le deuxième type de conception décrit par Dominique Lecourt. Marie Gaille parle d’affrontement de deux conceptions, et rejoint en cela les commentaires acerbes effectués il y a quelques décennies par Denis Demarque dans son ouvrage L’Homéopathie, Médecine de l’Expérience (Boiron, 2001, en particulier pages 251 à 253), à la suite du professeur Pierre Mauriac, ce dernier n’hésitant pas à écrire : « Claude Bernard n’a pas l’âme d’un médecin » (Pr Pierre Mauriac, Claude Bernard, Grasset, 1941, page 124).
Ces deux conceptions de la médecine peuvent-elles vraiment se rejoindre sur certains points ?
Philippe Colin
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