REFLEXIONS SUR ET AUTOUR DU PARADIGME DU SENS DE MADELEINE BASTIDE PDF Imprimer Envoyer
Écrit par Philippe Marchat   
Vendredi, 14 Octobre 2011 12:26

La nécessité de dépasser et sortir du modèle mécaniste:

Un des mérites fondamentaux de Madeleine Bastide aura été, sa vie durant, d’insister et, mieux, de réfléchir concrètement, à la nécessité de sortir du paradigme mécaniste qui domine la médecine actuelle, et la science en général.   Elle a placé le débat au bon niveau et en a souligné,  avec intelligence et lucidité,  les véritables enjeux, à savoir proposer un nouveau paradigme. Elle avait compris que, sans cela, l'homéopathie resterait non recevable et incompréhensible et, aussi, que ce nouveau paradigme ouvrait l’accès à une dimension essentielle de la connaissance du vivant. Certes, d’autres ont appelé à un tel changement de paradigme. La différence est qu’ils en sont tous restés à l’incantation ou qu’ils ont cru, en parlant, par exemple, de modèle ou paradigme holistique, donner un contenu au réel alors qu’il n’utilisait qu’une formule vague sans contenu concret.

Madeleine bastide a, également, mis en avant la nécessité de prendre en compte la dimension informationnelle en biologie. Ceci, pour respecter le fait que le corps n’est pas un objet mais un être communicant. Elle a, ainsi, proposé de passer d’une logique des objets (modèle mécaniste, caractéristique de la science classique depuis le XVII siècle, après Descartes, la physique galiléenne et newtonienne) à une logique des signifiants.

Son travail est d’autant plus important qu’il prend en compte, j’y insiste, le fait que le dépassement du modèle mécaniste est porteur d’une ouverture, d’une adéquation encore plus grande et plus fine à la réalité du vivant.  Pour ce faire, elle a développé, aidée de la philosophe Agnès Lagache, une conceptualisation particulièrement intéressante et innovante.

Elle a, aussi, montré que les trois principes fondateurs de l’homéopathie sont cons-titutifs, solidaires, interdépendants, qu’ils ne sont nullement séparables. Ainsi, similitude, infinitésimalité et globalité constituent trois aspects indissociables de son paradigme du sens[1].

Des apports capitaux … mais un cadre à mieux expliciter:

Le travail de Madeleine Bastide m’est apparu, au fil du temps, d’une grande convergence avec le mien propre. La nécessité d’une meilleure conceptualisation, celle de la définition d’un nouveau paradigme biologique, celle, enfin, de s’appuyer sur les données de la culture philosophique nous sont, ainsi, communs. Je lui avais envoyé mon mémoire de philosophie des sciences, dès 1991-1992, mémoire auquel elle m’avait dit et écrit avoir trouvé de l’intérêt. Elle m’adressa aussi, en retour, nombre de ses travaux, articles, ainsi qu’une thèse qu’elle avait dirigé.

Si son travail défriche les choses, au plan scientifique, de manière innovante, aussi bien au plan explicatif que prospectif, en proposant des pistes d’expérimentation, il me semble qu’au plan épistémologique, toutefois, les propositions qu’elle a élaborées, avec Agnès Lagache, méritent, peut être, quelques correctifs. Car la démarche me semble, un peu, pêché par un côté un peu trop « idéal », « abstrait, peut être favorisé par le fait qu’Agnès Lagache, philosophe n’avait pas, et pour cause, une connaissance concrète, au quotidien de l'homéopathie et de la médecine. Certains aspects philosophiques de ce travail me semblent, ainsi, un peu coupé du vécu de la pratique homéopathique, en tout cas, ne pas aller jusqu’au bout d’une confrontation avec la réalité concrète du vivant. Mais, peut être, me trompé-je et suis-je égaré par mon attachement à la perspective que j’ai développée de mon côté.

Aussi proposerai-je, ici, quelques « corrections» qu’il me semble nécessaire d’apporter à son paradigme.

Paradigme du sens, des signifiants corporels ou de la signification vitale ?

L’expression de « paradigme du sens » ne me semble pas complètement heureuse, ni, surtout,  complète. En effet, l’expression paradigme du sens n’est pas suffisamment explicite. Il convient de compléter l’expression, en répondant aux questions : quel sens, sens de quoi, pour qui, pour quoi ?

Parler seulement de sens, risque de faire basculer l’entreprise dans un registre trop « idéal », trop « abstrait », trop « sémantique », pour ne pas dire linguistique. Il s’agit, donc, de répondre aux deux questions : quel sens et pour qui ? J’y réponds donc avec l’adjonction d’un adjectif qui répond aux deux questions à la fois. Il s’agit d’une signification du vivre concret pour le vivre concret. Donc, d’un sens venant de la vie, de ce qui est vécu, pour la perpétuation optimale de la vie, donc pour le vivre à venir.

Il s’agit de comprendre que tout ce qu’expérimente un vivant, tout ce qu’il vit est, en première instance, donc avant tout, « interprété », pris en compte, vécu dans sa signification vitale : en terme d’enjeu, de menace, d’opportunité, de bienfait, de remise en cause, de danger, pour la continuation de la vie, pour vivre au mieux, en fonction des circonstances et des évènements.

De la même façon, l’expression de « Signifiants corporels «  ne me paraît pas totalement adéquate. Notamment, parce que l’adjectif « corporels » insiste trop (tout au moins implicitement, de façon intuitive, et selon l’entente habituelle que l’on a de cet adjectif) sur le corps, donc une dimension « physique » pourrait-on dire, matérielle, alors qu’il s’agit précisément, par changement de paradigme de promouvoir un passage à l’informationnel. Je comprends bien, ou crois comprendre, que Madeleine Bastide et Agnès Lagache veulent, ici, protéger leur propos d’une dérive vers un immatériel plus ou moins confus et ésotérique, qu’elles insistent ainsi sur le fait que cette signification passe (aussi) par le corps.

De plus, l’expression « corporel » véhicule, quoi qu’on en dise, une scission avec l’émotionnel, le psychique et la pensée, et ceci me semble en contradiction avec l’unité corps/esprit dont rend compte et dont témoigne, au quotidien, la clinique homéopathique[2].

C’est pourquoi, je pense que la dénomination de la signification vitale me semble plus précise et plus exacte. On pourrait, d’ailleurs, presque dire paradigme vital si l’expression n’ouvrait pas démesurément la porte aux malentendus, aux mésinterprétations et aux dérives obscurantistes. Car, rappelons-le[3], un vitalisme philosophique est une nécessité et un gain pour la connaissance de l’homme, à condition de ne pas tomber dans l’erreur du « vitalisme scientifique » à prétention pseudo-explicative.

Il m’apparait, donc, que le paradigme étayé par les travaux de Madeleine bastide et Agnès Lagache gagnerait, en clarté, et, surtout, en précision et justesse, à être désigné comme paradigme de la signification vitale.

L’expression « corps vivants »

Ne me semble pas, non plus, très adéquate. Elle a, bien sur, le mérite de rompre avec la dimension machinique actuelle que l’on a du corps pour insister sur son aspect vivant. Elle reste, cependant, selon moi, trop ancré dans le matériel. Surtout, comment ne pas voir qu’accoler l’adjectif vivant au mot corps, c’est laisser croire qu’il pourrait y avoir des corps qui ne soient pas vivants (cela s’appelle, alors, des cadavres).

Ensuite l’expression me semble maladroite car elle prend à contre pied ( je n’ose dire qu’elle témoigne d’un contre-sens) la réalité même. En effet, l’apparition de corps a été, dans l’histoire de la vie, ce qui « marque » le développement de la vie « animale », les bactéries, champignons et plans ne possédant pas, eux, d’une telle structure, d’une telle « mise en forme ».  La présence d’un corps est donc implicite, synonyme de ce que nous appelons, communément, vivants. Je veux dire qu’il y a, par mi les formes qu’a revêtu la vie, qu’ont revêtu les phénomènes vitaux, des formes de vie avec et sans corps. Il n’y a, par contre, nullement des corps avec ou sans vie.

Ainsi, définir l’homéopathie comme « une thérapie des corps-vivants », titre d’une thèse de pharmacie que Madeleine Bastide a dirigée, ne convainc qu’à moitié. Bien sur, Madeleine Bastide cherchait, par là, à marquer la différence essentielle entre l'homéopathie et l’approche classique. Je pense, pour ma part, plus rigoureux et plus conforme à la réalité de dire[4] qu’il n’y a de corps que vivant, que la dimension vivante et vécue est essentielle, qu’elle doit être prise en compte et que l’approche classique ne nous donne nullement accès à la réalité du corps mais, seulement, bien qu’avec un intérêt énorme qu’il n’y a pas lieu de contester, à certains aspects objectivables de la vie corporelle.

En un mot, l’approche « classique » nous donne accès à un corps objectivé (et non pas « objectif » au sens de réel), à des mécanismes intimes très importants mais qu’elle coupe, artificiellement, de leur intrication dans la vie du sujet. Elle est, donc, réductrice, et c’est ce qui lui donne sa grande force et son intérêt extrême. Pour autant, il serait bon et salutaire de lui rappeler que sa démarche d’objectivation amène à une objectification des patients. Le paradigme mécanisme qui l’anime n’est pas illégitime pour autant. Mais, tout à fait partiel, il a besoin d’être complété par un autre paradigme, faisant toute sa place à la vie vécue, au vivre concret.

Au-delà du corps-machine, l’individualité vivante de l’être humain:

La démarche objectivante scientifique nous donne, ainsi, accès à de merveilleuses et précieuses connaissances de la machinerie intime de l’être humain. Ce faisant, elle fait perdre de vue toute dimension globale, toute dimension individuelle et consacre un dualisme corps/esprit qu’elle s’évertue, tant que bien que mal, par ailleurs, à essayer de suturer.

Un paradigme de la signification vitale serait, lui, tout à fait, non seulement compatible, mais solidaire d’une vision de l’être humain comme in-dividu vivant.

L’expression in-dividu vivant, avec le trait d’union, rappelle deux choses. Que corps et esprit ne sont pas séparés, ni, en toute rigueur, complètement séparables. Tout comme en sont pas séparables les différents organes, tissus et fonctions biologiques de l’organisme.

Le deuxième point concerne le rappel du fait que tout être humain se construit, au travers de ses expériences de vie, de son vivre concret, d’une façon toujours singulière, individuelle, ce que la clinique homéopathique montre avec précision et subtilité.

Ne serait-il pas utile, bénéfique, et défendable, de proposer, à côté du modèle mécaniste actuel, que j’appelle paradigme du corps-machine, un paradigme que j’appellerai de l’individualité et de la signification vitale.

Ce paradigme rappellerait que tout évènement, tout ce qui arrive à un être vivant, est interprété, ou, plus exactement vécu, par celui-ci, en fonction de sa signification, non pour le corps seuleemnt, mais pour sa vie, son maintien, son optimisation, ou sa menace, la circonstance favorable ou défavorable que cela représente, etc.

Un autre aspect me semble intéressant dans l’idée d’individualité vivante. C’est de placer notre regard sur l’être humain dans le prolongement du regard sur toute l’évolution de l’univers. De remettre, ainsi, le microcosme humain dans le macrocosme. L’expression d’in-dividualité vivante rappelle que la vie a pris des formes multiples au cours de son développement, depuis les premiers pas de l’évolution. Ainsi, la vie s’est-elle individualisée en de multiples espèces animales, elles mêmes proches de multiples espèces végétales, de champignons, de bactéries, ces quatre grandes voies étant, elles mêmes, issues d’une forme ancestrale unique, elle même issue de lents et complexes arrangements minéraux.

Cette généalogie est une longue histoire d’individualisation de formes de vie, toujours singulières qui, jamais, n’ont cessé d’être fortement apparentées et qui, toutes, utilisent des mécanismes et des phénomènes chimiques, biologiques et vitaux très proches. Inscrire l'homéopathie, notamment à l’aide du paradigme de l’individualité vivante de l’être humain, dans cette généalogie, éclaire, sans doute, aussi, un peu, le fait que les souches minérales, végétales et animales que nous utilisons, chaque jour, en homéopathie, soient capables d’informer et d’aider à se rééquilibrer les êtres humains. Ces souches ne sont, en effet, que des étapes, des précurseurs, des stades antérieurs ou voisins sur le très lent et très  long chemin de l’in-dividualisation de la vie qui a mené à l’espèce humaine et mène, jour après jours, à l’in-dividualisation de chacun d’entre nous.

 

Mise en ligne : septembre 2011

 


[1] On pourrait, et devrait, sans doute, y rajouter, temporalité, c'est à dire historicité, mémoire, etc.

[2] Cf. les textes consacrés au tissage vital ou tissage psychophysique et celui sur l’in-dividualité vitale de l’être humain.

[3] Un texte est consacré à ce sujet sur ce site.

[4] Et j’y ai consacré de nombreuses pages de mon livre « La médecine déchirée ».