HAHNEMANN ET JUNG
Médecine homéopathique et psychologie analytique
Quelles peuvent être les relations entre médecine homéopathique et psychologie analytique jungienne ? Dans un passé plus ou moins récent, plusieurs médecins homéopathes ont cité Jung dans leurs écrits (Pierre Joly, Michel Aubin, Bernard Long, Harald Walach et de nombreux auteurs homéopathes anglo-saxons). Il nous a paru intéressant de rechercher ce qui pouvait rapprocher ces deux disciplines, et d’examiner aussi quelles étaient leurs différences sur un plan conceptuel.
Historiquement, Hahnemann est né quelques décennies avant Jung, tous deux sont protestants, germanophones. Hahnemann était franc-maçon, Jung ne l’était pas.
Les sources philosophiques des deux hommes sont diverses : Hahnemann se réfère explicitement à Platon et à Kant, il connaissait Goethe par l’intermédiaire de leur loge franc-maçonnique commune, et nous avons montré que Leibniz était également un auteur pouvant l’avoir influencé. Jung partage certaines références Leibniziennes et Kantiennes d’Hahnemann, il cite souvent Goethe, mais il cite également des auteurs plus éloignés de la pensée Hahnemanienne : Aristote, Schopenhauer, Nietzsche. La nature des différences d’inspiration philosophique des deux hommes mériterait à elle seule un développement qui sera fait ultérieurement.
Il convient également de citer Paracelse : Hahnemann s’en était démarqué au sujet de la doctrine des signatures, Jung s’y était intéressé surtout par rapport à l’alchimie, domaine qu’il avait étudié pour mieux explorer la psyché de l’homme. De son côté, Hahnemann avait utilisé l’alchimie à propos du choix de certaines substances à usage homéopathique (hepar sulfur en particulier). Il faut enfin dire deux mots de Carl Gustav Carus : ce médecin a inspiré directement Jung par ses études sur l’inconscient, par contre, il semble bien que Hahnemann n’ait pas connu ses travaux, ce qui est étonnant car Carus et Hahnemann ont vécu à la même époque (correspondance du centre Robert Bosch de Stuttgart, centre qui rassemble la majeure partie des écrits d’Hahnemann).
La question de la typologie
Les typologies jungiennes et homéopathiques se recoupent en partie (cf articles de Ph Colin parus dans l’Homéopathie Européenne et ceux de Davidson dans le British Homeopathic Journal). Les types psychologiques ont suivi toute la carrière de Jung, tandis que la typologie est venue progressivement au fur et à mesure de l’expérience clinique des médecins homéopathes, en particulier Henri Vannier et Henri Bernard. Il existe cependant des différences de taille, car les types homéopathiques comportent des concomitances entre les signes psychiques et les signes somatiques, alors que les types jungiens ne tiennent compte que de paramètres psychologiques, les types homéopathiques ne prennent pas ou peu en compte le côté inconscient de la personne, comme le fait la typologie jungienne ; de plus, la typologie homéopathique a montré ses limites comme le montre le fait qu’elle commence à être abandonnée par certaines écoles homéopathiques. Nous avions ainsi montré que chaque type psychologique jungien correspondait à un minimum d’une dizaine de remèdes homéopathiques, par exemple le type « intuition sentiment » pourrait correspondre à ambra grisea, china, graphites, lachesis, lycopodium, natrum mur, phosphoricum acidum, phosphorus, sepia, staphysagria.
Cette typologie jungienne met bien en évidence la complexité de l’âme humaine, avec en particulier cet inconscient qui est le plus souvent à l’opposé de notre conscient ; c’est ainsi que Charles Beaudouin, dans son livre « L’œuvre de Jung » (PBP, réédition de 2002), caractérise les types jungiens : « entre l’affirmation générale qui, satisfaisante pour la pensée, ne s’applique jamais rigoureusement à la diversité du vécu, et la compréhension de cet homme-ci, hic et nunc, laquelle ne se laisse jamais mettre en formules généralement applicables, la considération de types divers, qu’il est loisible de nuancer et de multiplier, se présente comme une voie moyenne où se résout de quelque manière cette antinomie du général au particulier, à laquelle aucune psychologie concrète ne saurait échapper ». Nous pourrions faire un parallèle entre cette variabilité et cette complexité, et la typologie homéopathique, qui cherche à éviter les pièges de descriptions soit trop globales soit trop précises, chaque type homéopathique ayant des variantes qui permettent justement d’éviter cette antinomie du général et du particulier. Jung aborde autrement, dans « Psychologie et religion » (Buchet Chastel, 1958, pages 163-164) ce problème de complexité de la nature humaine : « l’homme est encore même ce que ni lui-même ni d’autres ne savent de lui : quelque chose d’inconnu dont l’existence peut néanmoins être prouvée ; le problème de l’identité devient de plus en plus difficile. De fait, il est absolument impossible de déterminer l’étendue et le caractère définitif de l’existence psychique. Si dès lors, nous parlons de l’homme, nous entendons un ensemble de lui-même qui reste illimitable, une totalité globale informulable qui ne peut être formulée que symboliquement ». Hahnemann partageait cette conception de l’être humain qui ne peut pas être connu parfaitement, mais il ne connaissait pas la notion de complexité, et recherchait au contraire l’unification en tout : psore, réunification de toutes les pathologies, prescription d’un remède unique.
Le problème de la force vitale
La question de la force vitale a été abordée par ces deux hommes : nous avons montré dans notre livre que Hahnemann, s’il se référait fréquemment à la notion de force vitale, n’en parlait que souligner ses insuffisances en cas de maladie, et justifier ainsi l’emploi de médicaments ; c’est peut-être pour cette raison qu’il s’opposait au vitalisme de Stahl. Jung, quant à lui, parle d’énergie vitale comme un concept purement psychique, alors que la force vitale est une « bioénergie » qui porte à la fois sur le psychisme et le somatique : pour lui, étant donné que les connections entre le psychique et le physique ne sont pas connues, on peut étudier les phénomènes psychiques pour eux-mêmes, comme s’ils étaient une entité indépendante. Nous pouvons observer qu’une certaine médecine allopathique fait de même avec les phénomènes physiques, sans tenir compte des relations entre psyché et soma. Cette position de Jung par rapport aux problèmes des relations entre psyché et soma est très clairement dualiste ; ce dualisme est cependant différent de celui d’Hahnemann, qui considère en permanence les relations pouvant exister ces deux entités. On peut se demander si le fait d’étudier séparément psyché et soma ne risque pas d’aboutir à une impasse, tant sur le plan de la compréhension des phénomènes pathologiques que sur le plan de la stratégie thérapeutique. D’ailleurs, Jung admet dans le même texte, un peu plus loin, que la frontière entre biologique et psychique est souvent bien difficile à tracer, et que pour cette raison, on est vite amené à parler d’énergie vitale. Il faut noter que Jung se réfère à Schiller pour employer l’expression « énergie psychique », et qu’il cite Aristote et Schopenhauer en ce qui concerne le concept appliqué d’énergie (CG Jung, L’énergétique psychique, livre de poche, 1996, pages 34 et 51). Dans le même ordre d’idées, nous avons retrouvé une réflexion de Schopenhauer concernant l’homéopathie, dans laquelle il critique cette méthode thérapeutique en affirmant en effet qu’elle néglige trop les capacités de l’homme à avoir suffisamment d’énergie en lui pour se guérir sans médicaments (Philosophie et science, Livre de Poche, 2000, pages 130 et131).
Individualisation homéopathique et individuation jungienne
La médecine homéopathique est une médecine de l’individu, chacun d’entre nous réagit à sa manière face à la maladie, et c’est une des spécificités de l’homéopathie que de prendre en compte cette réaction individuelle pour la prescription. Ce concept d’individualisation peut être comparé à celui d’individuation : pour Jung, l’homme doit prendre conscience qu’il est différent des autres, et réfléchir à sa réalité fondamentale en dehors de toute autorité et de toute tradition (même ouvrage page 85). C’est un processus où l’on devient de plus en plus l’individu que l’on était et est sans le savoir ou que l’on était et est potentiellement. Cette différence par rapport aux autres fait bien partie de ce qui constitue la réaction individuelle de chacun d’entre nous par rapport à la maladie. On peut cependant remarquer que, à la différence de l’individuation jungienne, l’individualisation homéopathique est plus biopsychologique ; par ailleurs, le fait de rechercher pendant la consultation homéopathique les symptômes particuliers au patient peut contribuer à lui faire prendre conscience qu’il est différent des autres et à mieux assumer cette différence quand il sera apaisé par le traitement homéopathique.
Plus généralement, la distanciation par rapport à la tradition et à l’autorité fait toute la différence entre la psychologie analytique et une médecine homéopathique qui a parfois du mal à quitter le giron conceptuel de son fondateur et à affirmer ses particularités par rapport à l’idéologie biomédicale dominante.
Archétype, inconscient collectif, terrain homéopathique, remède transgénérationnel.
Jung dit avoir emprunté le concept d’inconscient collectif à Saint Augustin (Psychologie et religion, page 101), et il le définit comme « le dépôt constitué par toute l’expérience ancestrale depuis des millions d’années, l’écho des évènements de la préhistoire, et chaque siècle y ajoute une quantité infinitésimale de variation et de différentiation » (Charles Beaudouin, page 79). Il part de cette notion d’inconscient collectif pour arriver à celle d’archétype : « de même qu’il nous faut poser aussi, pour la constance et la régularité de l’intuition, le concept, corrélatif de l’instinct, d’une grandeur qui détermine ce genre de conception. C’est justement cette grandeur que j’appelle archétype ou image primordiale » (Psychologie et religion, page 102). Dans ce même ouvrage, pages 76 – 77, il nous dit : « chaque enfant naît avec une énorme incongruence : d’une part être inconscient en somme semblable à l’animal, et d’autre part incarnation dernière d’une somme d’héritages très anciennne et extrêmement compliquée ». Les notions de terrain homéopathique tiennent compte également de cette notion d’ »héritages anciens » qui entraînent des prédispositions à certaines maladies : chaque médecin homéopathe sait combien sont précieux les renseignements sur les antécédents héréditaires pour déterminer un traitement homéopathique, en particulier chez le nouveau-né. Chez ce dernier, on aura très souvent l’occasion de donner un remède ayant été indiqué chez la mère pendant la grossesse, ou tenant compte d’un évènement particulier pendant cette même grossesse.
Synchronicité, coïncidence signifiante, approche phénoménologique.
Jung définit la synchronicité comme « une liaison transversale qui ne peut pas être expliquée par la causalité, et qui est liée par la simultanéité et le sens » et se pose la question de savoir « Si la coordination des phénomènes physiques et psychiques dans l’être vivant ne se comprendrait pas plutôt comme un phénomène de synchronicité que comme relation causale » (Synchronicité et Paracelsica, page 94).
Par ailleurs, il affirme que « le point de vue de la branche de la psychologie analytique que je représente est exclusivement phénoménologique » (Psychologie et religion, page 15). Charles Beaudouin (ouvrage cité, page 297) reprend cette position de Jung en déclarant que « c’est complètement errer que de prendre chez lui (Jung) pour théorie ce qui est toujours et toujours description ». E. Whitmont (Psyche and Substance, pages 18 à 21) a bien montré que les pathogénésies sont un exemple même de synchronicité, car il existe bien une coïncidence signifiante entre les signes physiques et psychiques pour une même substance sans qu’il y ait forcément une relation de cause à effet. Harald Walach (La magie des signes, British Homeopathic Journal, n°3, 2000) considère que l’action du remède homéopathique est un modèle de synchronicité. En outre, E. Whitmont rejoint Philippe Marchat (La Médecine déchirée, Privat, 2001) pour considérer l’approche homéopathique comme étant phénoménologique. Nous rejoignons là la pensée de Samuel Hahnemann, qui avait déjà affirmé que tout ne pouvait pas être expliqué par la seule relation causale.
Pour conclure, nous pourrions conclure de la relation médecin malade médicament.
Dans « La guérison psychologique » (Editions Georg, 1993), Jung, après avoir cité la sentence « a truth is a thruth when it works » (une vérité en est une quand elle marche), parle des médecins en ces termes : « Le public actuel n’est pas beaucoup plus évolué que les clientèles de ces derniers siècles, et il attend toujours du médecin des effets miraculeux. Il faut d’ailleurs dire des médecins qui savent se donner le nimbe du medicine man qu’ils ont l’intelligence de l’art, l’intelligence des choses de ce monde à tous points de vue : car ce sont eux, en effet, qui ont non seulement la meilleure clientèle, mais aussi les meilleurs succès thérapeutiques. Cela provient du fait que, abstraction faites des névroses, d’innombrables maladies physiques sont aggravées et compliquées, à un degré à peine croyable, par des matériaux psychiques. De tels médecins, auprès desquels le malade sentira s’évoquer en lui ses problèmes, trahissent déjà par tous leurs gestes qu’ils rendent entièrement justice aux composantes psychiques de leur sujet en donnant à la confiance du malade l’occasion de s’agripper à la personnalité mystérieuse du médecin. Par là même, le médecin a conquis l’âme du malade qui va l’aider dorénavant à amener la guérison du corps ». Jung reconnaît l’importance primordiale pour l’effet thérapeutique de prendre en compte la globalité psychique et somatique du malade, et aussi l’importance pour le médecin de montrer qu’il sait prendre en compte cette globalité somatique et psychique, pour permettre au malade de puiser chez le médecin les forces qui lui permettront de guérir. Hahnemann avait saisi l’importance de la prise en compte de cette globalité, mais sans se rendre compte toujours de l’importance de l’impact que pouvait avoir l’attitude du médecin dans l’effet thérapeutique, tout occupé qu’il était à rechercher une action propre au médicament qu’il expérimentait. S’il avait tout de même insisté sur l’importance de questions ouvertes au cours de la consultation, sur l’importance d’une relation bienveillante, il n’en avait pas mesuré l’effet que cela pourrait avoir sur l’efficacité de la prescription.
Ouvrages de CG Jung consultés pour cet article
1 – Synchronicité et Paracelsica, Albin Michel, 1988.
2 – Correspondance, 5 tomes, Albin Michel, 1992 à 1996.
3 – L’analyse des rêves, 2 tomes, Albin Michel, 2005 et 2006.
4 – Les rêves d’enfants, Albin Michel, 2002 et 2004.
5 – Essai de l’exploration de l’inconscient, Folio Essais, 1964.
6 – Dialectique du moi et de l’inconscient, Folio Essais, 1964.
7 – Les racines de la conscience, Livre de Poche, 1971.
8 – L’énergétique psychique, Livre de Poche, 1993.
9 – Sur l’interprétation des rêves, Livre de Poche, 1998.
10 – Ma vie, Folio, 1973.
11 – Psychologie et religion, Buchet Chastel, 1958.
12 – Présent et avenir, Buchet Chastel, 1962.
13 – La guérison psychologique, Georg éditeur, 1993.
14- Types psychologiques, Georg éditeur, 1993.
15 – CG Jung parle, Buchet Chastel, 1995.
16 – Aspects of the feminine, Routlege, 1982.
17 – Aspects of the masculine, Routlege, 1989.
18 – Introduction à l’essence de la mythologie (avec la collaboration de Charles Kerenyi), Payot, 2001.
19 – W. Pauli/CG Jung, Correspondance, Albin Michel, 2000.
20 – Essais sur la symbolique de l’esprit, Albin Michel, 1991.
21 – Sur l’interprétation des rêves, Albin Michel, 1998.
22 – Psychologie du transfert, Albin Michel, 1980.
Ouvrages consultés relatifs à CG Jung
1 – Charles Beaudouin, L’œuvre de Jung, Payot, 2002.
2 – Richard Evans, Entretiens avec Carl Gustav Jung, Payot, 2002.
3 – Marie Louise von Franz, Matière et psyché, Albin Michel, 2002.
4 – Marie Louise von Franz, Rêves d’hier et d’aujourd’hui, Albin Michel, 1992.
5 – Angelo Spoto, Jung’s typologie in perspective, Chiron publications, Wilmette, Illinois (USA), 1995.
6 – Joseph Cambray et Linda Carter, Analytical Psychology, Brunner Routlege, Hove (GB) et New York (USA), 2004.
7 – Linda Donn, Freud et Jung, de l’amitié à la rupture, PUF, 1995.
8 – Lucy Huskinson, Nietzsche and Jung, Brunner Routlege, Hove (GB) et New York (USA), 2004
9 – Syncronicity, Allan Combs and Mark Holland, Floris Books, Edinburgh (GB), 1990.
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