LE TISSAGE PSYCHOPHYSIQUE DE L’ETRE HUMAIN
La médecine, le corps et l’esprit :
La question des relations entre corps et esprit traverse la médecine, depuis toujours (pas seulement la médecine, d’ailleurs). L’idée que j’entends défendre, ici, est que corps et esprit n’existent pas en tant que deux entités indépendantes comme on a trop tendance à le croire. Et, se poser, trop rapidement, la question de leur lien, de leurs relations, en considérant leur « statut » d’entités distinctes, comme ne posant aucun problème, est le meilleur moyen de ne pas avancer, de ne rien changer à notre façon de voir, ni rien comprendre vraiment de ce qui se joue là.
Cela revient, en effet, à accepter comme valide et conforme à la réalité, le dualisme corps/esprit. On ne peut plus, dès lors, que se demander comment les deux termes se mettent en relation. Au mieux, si l’on pense que leurs relations sont très intimes, on les pensera en termes d’union. Mais l’idée d’union renforce celle de dualité. Car toute union renvoie à l’assemblage, la coopération, le travail en commun de deux entités qui, aussi unies soient elles, restent radicalement séparées et distinctes.
Or, mon idée, ma conviction, est que corps et esprit ne sont pas unis chez l’être humain mais sont tissés ensemble. Plus exactement qu’il existe un tissage, qui commence dès avant la naissance, entre une dimension physique, matérielle (qu’on ne peut pas appeler corps sans abus de langage) de l’être humain et une dimension psychique et/ou spirituelle (qui ne mérite, à ce stade, ni le nom d’esprit, ni même celui de psychisme). Ces deux fils se nouent, alors, petit à petit, entre eux, se tissent l’un à l’autre au point de devenir indiscernables et ne former qu’un seul tissu.
Pour autant, et sans retomber dans le dualisme corps/esprit, il est évident que l’unité psychophysique présente, offre à voir, comme tout tissu, deux faces ou deux dimensions : une dimension corporelle et une dimension psychique. Mais qui ne nous renvoient pas au découpage classique corps/esprit. Ces deux faces sont, en réalité, le corps vécu et la psyché incarnée.
Que le corps est un corps vécu :
La dimension corporelle du tissu psychophysique n’est, en effet, pas ce que nous appelons habituellement le corps mais le corps vécu. J’ai déjà dit[1] que l’objet de l'homéopathie est le corps vécu. Cette appellation mérite cependant quelques précisions. Le corps vécu est le versant corporel, matériel du tissu, de l’unité psychophysique et l’objet « complet », total de l'homéopathie est l’unité psychophysique de l’être humain, ce que j’appelle, ici, le tissu psychophysique de l’être humain
Le versant corps de ce tissu, le corps vécu est le corps ressenti par le sujet, le corps qui se relie avec les autres humains et avec l’environnement. C’est le corps coloré de toutes les localisations, modalités, causalités, sensations que nous étudions chaque jour en homéopathie.
Qu’il n’y a de psyché qu’incarnée :
Si nous abordons le versant psyché du tissu psychophysique, nous rencontrons un Je incarné, une psyché incarnée. Ici, aussi, l'homéopathie décrit très précisément, très concrètement, cette psyché incarnée. Ainsi, il n’existe aucun médicament d’angoisse ou de dépression purement psychique en homéopathie. On ne décrit que des angoisses tissées au corps, par exemple l’angoisse d’Arsenicum album qui pourra être une angoisse aggravée de 1 H à 3 H du matin, avec besoin de ranger les objets familiers, peur de mourir, mais aussi agitation physique, frilosité, formation de fines squames blanches cutanées, désir de boissons chaudes, secousses en s’endormant, etc.
La question suivante que j’aimerais aborder est : comment rendre compte de cette unité psychophysique ?
Généalogie de l’unité psychophysique : le tissage psychophysique :
L’unité psychophysique est un tissu. Et tout tissu résulte d’un tissage. Par tissage psychophysique, j’entends donc le processus biologique, le développement du vivant, qui tisse ensemble un fil matériel (ou physique) et un fil psychique (ou spirituel) qui forme, peu à peu, les individus que nous sommes (tissu psychophysique ou unité psychophysique). Et ces individus relèvent d’une unité psychophysique qui, nous l’avons vu, présente deux faces, psychique et physique observables. Ainsi, ce que nous appelons habituellement, corps et esprit ne sont pas le point de départ d’une union improbable mais les deux faces repérables du point d’arrivée d’un tissage entre fil matériel et fil spirituel.
Ce que j’avance là n’est, à bien y réfléchir, que le fruit de l’observation. En effet, peut-on réellement observer, dans les faits, sans projection ni imagination, une psyché et un corps indépendant chez un bébé ? Je ne le crois pas. La réalité est qu’il y a du physique et du psychique qui se mêlent, qui émanent l’un de l’autre mais certainement pas le physique et le psychique comme on l’entend habituellement.
Le bébé est, avant tout, animé d’une connaissance et d’une activité sensori-motrice. Il se meut, il meut son corps et il découvre et ressent le monde, les autres, et lui même, par le canal de son système sensoriel. La joie irradie son corps, tout comme la peur ou la frustration. Les signes physiques vont colorer ce qui deviendra son psychisme. Ses expériences émotionnelles et psychiques colorent, marquent son physique. Et ce sont des boucles de rétroactions incessantes qui nouent ces deux fils, sans cesse, pour en faire une trame unique. Je pense que se demander quel est l’élément premier revient à se poser la question de la poule et de l’œuf.
Je ne peux proposer, ici (faute de place) pour étayer mon propos que de simples indications. Je ne crois pas que les individus naissent en appartenant, déjà, de manière fixée, à tel ou tel type. Mon idée est plutôt qu’un certain équipement physique rencontre certaines expériences qui le modèlent puis il rencontre de nouvelles expériences, etc. Mais, notons le bien, l’équipement physique oriente également, en partie, ses rencontres émotionnelles et affectives. Par exemple, une très jolie petite fille a de fortes chances de recevoir des compliments qui étayeront positivement son narcissisme, alors qu’un enfant au physique ingrat ressentira les gênes et déceptions de son entourage.
De même, que serait devenu tel patient Belladonna ou Hyosciamus qui aura vécu, enfant, dans un climat de manque affectif et, parfois, de violence physique ou verbale, s’il avait bénéficié d’un environnement favorable ? Quel autre tissu psychophysique aurait-il vu le jour ? De même, peut-on croire qu’un sujet Carcinosinum était voué à être Carcinosinum ? Que serait-il devenu dans une famille moins étouffante et moins contraignante ? Comment se serait-il tissé ?
D’où proviennent l’irrésolution, l’antagonisme de volonté et l’existence de troubles tendineux chez Anacardium orientale si ce n’est du tissage d’un vécu émotionnel et psychique aux éléments matériels qui signent physiquement le mieux la cohésion de l’individu ? N’est-ce pas, dès la toute petite enfance, le fait d’être écartelé par des émotions et des messages contradictoires et inconciliables, qui a fait que l’enfant s’est, sans cesse, senti, vécu écartelé entre deux options au plan émotionnel, comportemental et psychique, tension qui s’est également exprimée (ou imprimée ?) entre ses pièces articulaires, elles mêmes tiraillées entre elles, come par des forces centrifuges.
N’est-il pas envisageable que la fragilité physique constitutionnelle de tel sujet, jointe à un manque de soutien affectif, de démonstration suffisante d’amour, puisse tisser un sujet Silicea comme une fragilité physique plus ou moins équivalente jointe à un soutien et une admiration parentale très forte, voire « excessive », pourra tisser un sujet Lycopodium. Que, donc, le devenir Silicea ou Lycopodium d’un enfant ne dérive ni de son patrimoine génétique seul, ni de sa seule histoire psychologique et affective, mais de leur tissage au fil des expériences et des ans.
Je simplifie, bien évidemment, ici à l’extrême, mais j’espère que le lecteur saisira ce que j’essaie d’indiquer. Il me semble probable, et c’est ce que suggère l’idée de tissage psychophysique, que les choses se nouent peu à peu, entre fil matériel et fil émotionnel et psychique, dans les premières années de la vie du sujet. Le tout aboutissant à un tissu singulier et reconnaissable.
Il ne s’agit donc pas, dans cette idée de tissu et d’unité psychophysique, de prôner un monisme mais seulement de se défaire d’un dualisme dépassé. Alors quel statut conférer à cette unité psychophysique ? Celui d’une unité dynamique, avec deux pôles, deux dimensions différentiables, mais qu’on ne peut fixer qu’artificiellement. Ce que l’on peut observer en clinique, dans la vie, c’est la configuration psychophysique sous laquelle se présente un patient, configuration qui a du, selon moi, se tisser, mois après mois, dans sa petite enfance. Celle-ci est, d’une certaine façon, une forme fluctuante, variable mais autour d’un équilibre reconnaissable, un tableau vivant qui répond au tableau des pathogénésies homéopathiques.
Il n’y a donc plus à chercher à rendre compte de la fréquente correspondance entre signes physiques et mentaux chez un même sujet par je ne sais quel artifice. Les deux sphères ne sont que les deux faces d’un seul tissu et il est normal, naturel, qu’il y ait équivalence, homologie entre les deux.
Le tissage psychophysique et le dépassement du dualisme corps-esprit :
Si cette conception du tissage psychophysique de l’être humain mène naturellement à se défaire du dualisme corps/esprit, je ne crois pas cependant qu’il faille chercher à dépasser ce dualisme au sens de lui trouver une dimension englobante ou transcendante, en aval donc du découpage corps/esprit. L’enjeu me paraît plutôt être d’indiquer que ce dualisme ne correspond pas à la réalité la plus fondamentale[2] de l’être humain.
L’aspect généalogique sus décrit montre que ce que nous appelons habituellement corps et esprit ne sont que les deux pôles « fonctionnels », les deux dimensions d’une seule unité. Notons que cet idée de tissu, d’unité psychophysique (j’ai également défendu dans un petit fascicule d’une cinquantaine de pages l’idée de corps-Je[3] qui en est une autre appellation) est, à certains égards, dans une grande proximité avec la pensée chinoise[4].
L’idéogramme qui représente le Qi, que l’on traduit improprement en l’appelant « énergie vitale», représente du riz surmonté de vapeur. Le Qi est donc aussi bien immatériel et éthéré comme la vapeur du riz qui cuit, que matériel et dense comme le riz. Il indique également, et peut être surtout, les liens qui existent entre ses dimensions matérielle et immatérielle. La matière est la forme condensée de cette unité duelle, condensation du Qi, qui peut, comme la vapeur, redevenir insaisissable et immatériel comme la vapeur.
On peut ainsi observer chez un patient des signes et symptômes matériels, plus ou moins mêlés de dimension psychique (toux < en compagnie) voire totalement physiques (fracture osseuse par exemple) et des signes psychiques purs (peur de devenir fou) ou tissés d’éléments matériels (angoisse avec sensation que le cœur va s’arrêter si on ne bouge pas).
Le tissage psychophysique et son produit, le tissu ou unité psychophysique ouvrent donc l’accès à une vision renouvelée de la biologie humaine, libérée du cadre trop restreint du dualisme corps/esprit. Pourrait s’ensuivre un remodelage de l’univers médical actuel.
Tissage psychophysique et univers médical :
Donner à l'homéopathie son véritable objet, la définir plus authentiquement, amène également à redéfinir les autres acteurs du champ médical. Cela permettrait de redéfinir les rapports et la place de l'homéopathie dans l’univers médical actuel. On se trouverait dans un univers avec trois grands « continents » thérapeutiques.
Ø Allopathie (les médicaments anti-), thérapeutiques substitutives et chirurgie constitueraient l’arsenal thérapeutique adapté au versant « purement » physique des maladies.
Ø Thérapeutiques psychologiques et psychanalytiques constitueraient l’arsenal thérapeutique adapté au trouble plus proprement, plus purement psychique.
Ø L'homéopathie serait la modalité thérapeutique la plus adaptée aux troubles du tissu psychophysique, ceux du corps vécu et de la psyché incarnée.
De plus, rappelons que le tissage psychophysique est la dimension fondamentale et fondatrice des deux autres dimensions. L'homéopathie, et son objet, seraient, ainsi, placés au centre de l’univers médical moderne.
Conclusion :
Le tissu psychophysique est l’objet de l'homéopathie. Il est observable sous deux faces, selon deux angles. Corps vécu et psyché incarnée. Mais n’oublions pas que chaque face est constituée du même tissage, ce n’est que l’angle d’observation qui change.
La notion de tissu psychophysique permettrait à la fois de donner toute sa place à l'homéopathie ainsi que de redessiner l’univers médical. Cela permettrait également d’’inviter à reconsidérer notre connaissance actuelle de l’être humain pour l’enrichir de données nouvelles. Ce serait également un bon moyen, un bon outil pour permettre une articulation, en amont, du corps et de la psyché (et non pas seulement en aval comme actuellement).
L'homéopathie pourrait ainsi se présenter, outre sa dimension de thérapeutique à part entière de l’être humain, comme le moyen d’étude privilégié de l’unité psychophysique (= du tissu constitué) et de son tissage. Elle pourrait aussi, grâce à ce travail de conceptualisation, s’ouvrir à des dialogues fructueux avec les sciences du corps et celles de l’esprit.
PM (mis en ligne en février 2010).
[1] In « L’objet de l'homéopathie : le corps vécu », Editions EPM, 2006.
[2] Ce qui n’enlève rien à son intérêt théorique et pratique car il est utile de simplifier et de séparer les choses pour mieux en étudier certains aspects. Mais cet intérêt pratique ne relève d’aucun fondement en droit.
[3] « Homéopathie, phénoménologie et corps vécu ou corps-Je », disponible auprès de l’auteur.
[4] On peut utilement approfondir ce que je dis ici en lisant le très intéressant article de Jean-Luc Allier sur le sujet sur le site de la Société Savante d’Homéopathie.
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