Nous pourrions diviser schématiquement la philosophie contemporaine en trois sections, la philosophie analytique, la phénoménologie, et la philosophie des sciences. Nous commencerons par un philosophe anglo-saxon inclassable, Whitehead, qui est un peu l’intermédiaire entre la philosophie classique et celle de la physique quantique.
I – Whitehead
Pour cet auteur, il existe une correspondance entre transmission d’énergie à l’échelle planétaire et communication d’émotion. Cette correspondance est fondée sur le concept de non séparabilité de la physique quantique, et implique le fait que les sensations de l’expérimentateur font intégralement partie de l’expérience. Il en résulte que la subjectivité devient incontournable, et qu’elle explique en partie les limites de l’expérience et celles de la perception. Par ailleurs, cette même subjectivité montre l’obscurantisme d’une certaine science trop fondée sur l’expérience et la perception. Toutes ces considérations expliquent les limites d’une médecine qui ne tient pas assez compte de la subjectivité du patient comme celle du médecin, et certains manques de cohérence d’une thérapeutique trop fondée sur l’expérimentation et la perception.
Les relations entre microscopique et macroscopique impliquent que la moindre agitation locale peut ébranler l’univers entier : il suffira d’une quantité infime d’énergie pour obtenir une action indéniable : un froissement d’aile de papillon à Tokyo pourra entraîner une bourrasque à Paris, par exemple. Comment ne pas faire le lien avec le médicament homéopathique, dont nous connaissons maintenant la réalité des propriétés physiques. Ces relations entre microscopique et macroscopie entraînent par ailleurs la nécessité d’avoir des moyens spécifiques d’observation adaptés à chaque échelle de dimension (thème repris par Karl Popper) : les moyens d’observation d’une thérapeutique conventionnelle ne seront donc pas adaptés à la médecine homéopathique, l’échelle de dimension de l’allopathie et de l’homéopathie étant très différente.
Pour Whitehead, La perception a ses limites, elle permet d’établir des liaisons entre le présent et le passé, ce passé que nous pouvons avoir peur de perdre quand nous sommes confrontés à la nouveauté ; ce dernier point est à mettre en relation avec le concept d’évolutivité, qui signifie l’existence d’un changement permanent avec l’impossibilité de revenir en arrière. La guérison considérée comme un retour à la santé antérieure (comme l’affirmait Hahnemann) paraît par conséquent impossible dans ces conditions.
Whitehead associe l’existence d’énergie dans la matière avec la négation de l’unité de la substance. Il relie la complexité qui en est déduite avec la notion de possibilité de changement. Cette complexité sera de plus à mettre en rapport avec la notion d’individuation. Si Hahnemann a bien associé l’énergie à l’individuation, il a par contre recherché l’unité en toutes choses, n’attachant pas assez d’importance à la complexité des phénomènes.
Les relations entre corps, esprit et environnement ont été prises en compte par Whitehead, comme Hahnemann. Mais à la différence de ce dernier, qui n’avait jamais parlé d’inconscient, Whitehead considère que toute expérience humaine est reliée au conscient et à l’inconscient. En outre, l’inséparabilité du corps et de l’esprit renforce pour lui l’impossibilité d’échapper à la subjectivité.
Whitehead aura décrit l’unité des contraires que nous retrouvons dans le médicament homéopathique avec l’inversion de l’action de la substance en fonction de sa dilution. Il prenait, comme Husserl et Bergson, le monde dans sa globalité, et espérait que l’on trouverait un jour une théorie dite de grande unification (unification des interactions électromagnétiques, nucléaires fortes et faibles).
Enfin, cet auteur aura insisté sur la nécessité de ne pas chercher à vouloir tout expliquer, mais simplement à rechercher des relations, des interconnections, conception déjà mentionnée par Hahnemann.
II – Philosophie analytique
Ce courant anglo-saxon de la philosophie contemporaine approfondit en particulier le problème des limites du langage, qu’avait déjà mentionné Hahnemann dans son Organon : il existe une dichotomie entre ce qui peut se dire et ce qui peut seulement se laisser voir (Wittgenstein). Pour cet auteur, le langage travestit la pensée : nous croyons parler de la réalité elle-même alors que nous sommes toujours à l’intérieur de notre système de représentation (Jacques Bouveresse) : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde » (Wittgenstein). Par ailleurs, celui-ci considère le langage comme une forme d’action plutôt que comme une forme d’expression : entrer en communication avec l’autre, obtenir quelque chose, et pas seulement décrire son état d’esprit ou ses symptômes. De plus, ces limites du langage sont à mettre en relation avec « le fait que l’expérience de la vie est singulière et incommunicable » (France Farago), ce qui reste d’inexprimable dans la vie constituant pour Wittgenstein l’élément mystique de la vie. Les difficultés de traduction, les langages particuliers à telle ou telle communauté (médicale en particulier), le problème du langage privé (James Conant : « je ne peux parler de quelque chose de si privé que les autres sont nécessairement incapables d’en parler », et a fortiori incapables de comprendre) renforcent les limites du langage. Tout ceci explique la solitude linguistique de la personne, qui accentue la solitude plus globale que nous observons dans notre pratique médicale. Enfin, pour Wittgenstein, le langage fonctionne de différentes façons, les mots peuvent avoir différentes significations, ceci étant à mettre en rapport , d’une part, avec la nécessité d’avoir une pluralité de moyens (« en philosophie, il n’y a pas une méthode, mais bien des méthodes, comme autant de thérapies différentes »), et d’autre part avec l’importance de tout ce qui est non dit (« les évidences impondérables : la subtilité du regard, des gestes, du ton »).
Ces limites du langage expliquent en partie les imperfections de l’observation : on ne peut pas bien se connaître pas plus que bien connaître l’autre. Tout ceci entraîne une imprévisibilité et une indétermination, et le fait que les hypothèses ne soient pas toujours vérifiables : « c’est la structure logique de l’hypothèse, son caractère indéfiniment ouvert, qui assure ici le réalisme de la science ». Ces notions très importantes impliquent le fait que les méthodes expérimentales ont elles aussi leurs limites : « elles peuvent faire croire que nous disposons de moyens pour nous débarrasser des problèmes qui nous inquiètent, alors que problème et méthode se croisent sans pour autant se rencontrer » (Wittgenstein). L’importance de la recherche conceptuelle en est une conséquence immédiate. Il convient de souligner que toutes ces limites (observation, introspection, méthodes expérimentales) n’avaient pas été envisagées par Hahnemann.
Les insuffisances du raisonnement causal et l’importance de l’analogie ont également été soulignées par ces philosophes comme par Hahnemann.
Les rapports entre corps et esprit ont été abordés par ce courant philosophique, et ont reçu des réponses différentes selon les philosophes : ceux-ci se retrouvent cependant sur un point : la complexité des phénomènes dans ce domaine.
Pluralisme et complexité sont certainement deux caractéristiques de ce courant philosophique.
III – Phénoménologie
C’est Philippe Marchat dans son ouvrage « La médecine déchirée » qui a mis en relation homéopathie et phénoménologie : les deux disciplines s’attachent à « la description directe de l’expérience telle qu’elle est sans aucun égard à sa genèse psychique et aux explications causales : il s’agit de décrire et non pas d’expliquer ni d’analyser (souligné par nous) » (Merleau-Ponty). L’importance de la notion de corps vécu ou subjectif a été soulignée par ces deux auteurs. On peut cependant remarquer que la causalité lorsqu’elle existe est prise en compte systématiquement par la médecine homéopathique, et débouche sur une prescription directement adaptée à ce facteur causal.
Ce courant philosophique prend ses distances par rapport à la science, en mettant en avant la primauté de la subjectivité et de l’individu. C’est sans doute avec Michel Henry que la phénoménologie est la plus critique avec la science (voir son ouvrage « La Barbarie », Ed Grasset 1987). Cette attention première à la subjectivité de l’être humain est partagée par la médecine homéopathique, à la différence de la biomédecine.
Le concept d’intentionnalité, c’est-à-dire « le mode d’ouverture de la conscience à la réalité transcendantale » (Husserl) intéresse le médecin homéopathe dans la mesure où la phénoménologie considère que cette réalité passe par la prise en compte à la fois de la corporéité et de la spiritualité (Jan Patocka).
L’intentionnalité permet d’aborder le problème de la relation entre corps et esprit, qui reçoit une réponse différente selon les philosophes de ce courant (comme ceux du courant analytique) : l’indivisibilité du vivant est très nette chez Merleau-Ponty, qui pense que le corps ne peut pas être isolé de l’esprit, et qu’il n’est, par rapport à lui, ni premier ni second (rappelons que pour Hahnemann, l’esprit est toujours premier). Jan Patocka sépare quant à lui plus nettement corps et esprit : l’expérience de soi, en particulier l’intuition et la vie intellectuelle, n’est pas toujours expérience du corps.
Maurice Merleau-Ponty sépare nettement, comme Samuel Hahnemann, le normal et la pathologie. Il en souligne par contre la complexité, et dénonce clairement la recherche de l’unité à tout prix, cette dernière notion appartenant par contre à la pensée hahnemanienne. Patocka relie d’ailleurs unité et déterminisme, ce qui correspond bien aux conceptions d’Hahnemann.
Ce courant de pensée souligne également les limites du langage, de façon moins nette cependant que la philosophie analytique, la reliant aux limites de la pensée : « il n’y a pas de pensée qui englobe toute notre pensée (Merleau-Ponty).
Retenons le rejet du vitalisme de la part de Merleau-Ponty, qui se repose pour cela sur les conceptions de Kant. Rappelons ici que Samuel Hahnemann, dont les influences kantiennes sont indéniables, avait en son temps souligné les insuffisances du vitalisme.
Les limites de la perception sont également longuement analysées par la phénoménologie, dès ses débuts avec Husserl. La perception est dès lors irréductible à la sensation et à l’intellectualisme. Ces limites contribuent à formuler une critique de la biologie et de ses lois physiques et chimiques, qui ne peuvent pas suffire à elles seules à expliquer la vie (Renaud Barbaras). Jan Patocka pour sa part souligne l’imperfection de la communication pour en déduire l’imperfection de l’observation, de l’expérience d’autrui, tout ceci étant lié à l’impossibilité d’une connaissance de soi parfaite, et à l’impossibilité de faire complètement abstraction de sa propre personnalité dans l’acte d’observer. Cet auteur insiste également sur l’importance de l’histoire dans la vie, et de ses caractéristiques transgénérationnelles.
L’indéterminisme et l’importance du hasard ont été abordés en particulier par Merleau-Ponty : « La vie est tissée de hasards, elle comprend une infinité de milieux possibles ». Hahnemann, luthérien, penchait plutôt pour la prédétermination.
IV – Philosophie des sciences
A – Médecine homéopathique et science
La question se pose de savoir si la médecine homéopathique est une science : tout d’abord, qu’est-ce qu’une science ? La médecine est elle une science ? Et la médecine homéopathique ?
La science « vise à découvrir, non pas des faits singuliers et isolés, mais des régularités qui s’expriment dans des propriétés générales. Une proposition générale ne peut prétendre au statut d’hypothèse scientifique que dans la mesure où elle est susceptible d’être mise à l’épreuve dans des expériences » (A. Barberousse et al). Karl Popper affirme également qu’une théorie est scientifique lorsqu’elle est susceptible de pouvoir être réfutée. Faire de la science « suppose au moins observer les phénomènes, essayer de les expliquer, agir en construisant des dispositifs expérimentaux, communiquer ses conclusions aux autres membres de la communauté », et « suppose une capacité à observer le monde, ainsi qu’un capacité à modifier ses croyances et ses théories en fonction du résultat de ses observations » (A. Barberousse et al). Niels Bohr et Werner Heisenberg, deux des fondateurs de la physique quantique, affirment quant à eux que « le but du discours scientifique n’est plus de décrire une réalité extérieure définissable, mais de nous informer mutuellement de nos incertitudes ». Les limites de l’observation soulignées par les différentes écoles philosophiques expliquent l’importance primordiale des régularités dans les faits, et la nécessité de pouvoir se remettre en question et de dialoguer.
On peut considérer que la médecine homéopathique satisfait globalement à ces propositions pour ce qui est de l’observation des phénomènes, de l’essai des explications et de la construction de dispositifs expérimentaux. Cependant, Hahnemann et les médecins homéopathes qui lui ont immédiatement succédé, ont eu les plus grandes difficultés à faire partager ses découvertes à leurs contemporains. De plus, ils n’ont pas eu suffisamment de recul et d’esprit critique pour adapter ou modifier leurs théories en fonction des découvertes qu’ils faisaient et qui étaient faites autour d’eux. Certes, Hahnemann a su évoluer, les différentes éditions de l’Organon en témoignent, mais l’a-t-il fait suffisamment, et les médecins homéopathes qui l’ont suivi l’ont-ils fait eux aussi suffisamment, en fonction des découvertes théoriques et pratiques qui ont fleuri depuis la disparition du fondateur de la médecine homéopathique ? Qu’en est-il par exemple de la recherche de l’unité, ou des indications de la thérapeutique homéopathique ?
B – Induction et déduction
Le problème de l’induction et de la déduction a été débattu longuement dans la philosophie des sciences. Le raisonnement déductif existe « lorsque nous estimons que ses prémisses nous donnent une raison concluante de croire à la vérité de sa conclusion […] On peut exprimer le rapport entre les prémisses et la conclusion d’une déduction valide en disant que le contenu est entièrement compris dans le contenu de l’ensemble des prémisses ». Le raisonnement inductif existe quant à lui quand « les prémisses portent sur des faits ou des évènements singuliers et expriment des connaissances déjà acquises, tandis que la conclusion porte sur un fait ou un évènement, ou sur un ensemble de faits ou d’évènements, dont au moins une partie ne se trouve pas dans les prémisses, et dont nous n’avons pas encore acquis la connaissance directement par l’expérience. Le problème de l’inférence inductive vient donc du fait qu’elle est ampliative : elle vise à élargir notre connaissance, à inférer quelque chose de nouveau par rapport aux connaissances qui forment le contenu de ses prémisses ».
Les avis sont partagés en ce qui concerne la valeur de ces deux concepts : Bachelard pensait que « la véritable pensée scientifique est métaphysiquement inductive ». D’autres, à la suite de Hume, soulignent les problèmes que pose ce concept (Alan Hajek, Ned Hall dans le Blackwell Guide of Philosophy of Science). Jean-Jacques Rosat, quant à lui, pense que le problème de l’induction est un mythe : « l’induction n’existe pas, nous ne pratiquons jamais rien de tel, même dans la vie courante. En apparence, nous accumulons des expériences et construisons à partir de là des généralisations de plus en plus vastes et de plus en plus précises à la fois. Mais en réalité, nous avons toujours déjà, au départ, des hypothèses générales, ne serait-ce que des anticipations innées, que le choc avec la réalité dément ou nous contraint à éliminer ». Le principe de l’induction, pour Karl Popper, est basé sur la confiance dans des régularités, « alors que la science contemporaine nous dit que seules des conditions très particulières et très improbables peuvent permettre l’apparition de situations où il soit possible d’observer des régularités, ou des exemples de régularités ». Des auteurs plus récents comme Ian Hacking acceptent la validité du raisonnement inductif reposant sur une analyse statistique des données.
On peut dire que Samuel Hahnemann a eu un raisonnement inductif, dans la mesure où, s’il est parti de la loi des semblables remontant à Hippocrate et repris par Sydenham, il a voulu étendre la loi des semblables à l’ensemble de la thérapeutique, alors que, pour ceux-ci, la thérapie par les semblables devait rester accessoire.
C – Observation et théorie
La place de l’observation par rapport au raisonnement théorique est également abordée par la philosophie des sciences : depuis Pierre Duhem jusqu’à Willard Orman Quine, en passant par Emile Meyerson et les ouvrages contemporains de philosophie des sciences, la plupart des auteurs privilégient le raisonnement théorique par rapport à l’observation. On peut émettre l’hypothèse que la médecine homéopathique est sujette à de nombreuses controverses certainement en grande partie parce qu’elle repose trop sur des observations cliniques et des expérimentations qui datent de plus de 150 ans, et pas suffisamment sur une théorie solide et actualisée sur un plan conceptuel.
Les places différentes de l’observation et de la théorie expliquent les deux interprétations principales des sciences : l’interprétation positiviste donne la priorité à ce qui pourrait être observé et minimise l’importance de la théorie ; l’interprétation réaliste insiste sur l’importance des hypothèses au sujet des processus inobservables en expliquant ce qui est observable. Hahnemann avait une attitude positiviste, apportant la priorité à l’observation. Mais comme le médicament homéopathique par essence porte sur des processus inobservables, puisqu’il est constitué par des doses infinitésimales dynamisées, Hahnemann aurait du avoir une attitude plus réaliste, faire davantage appel à des raisonnements théoriques. Mais le pouvait-il, compte tenu des connaissances de son époque ? Certainement pas, car il ne connaissait ni les statistiques ni la physique de l’infiniment petit. Il faut cependant remarquer, à la suite d’Arthur Fine, que l’attitude positiviste de Samuel Hahnemann lui a sans doute permis de faire ses découvertes, une attitude réaliste bloquant souvent la route du progrès scientifique.
La philosophie des sciences rejoint la philosophie analytique et la phénoménologie pour affirmer l’impossibilité d’une description complète et idéale de la réalité. L’observation clinique ne suffit donc pas en médecine et demande à être complétée par un raisonnement théorique qui doit sous-tendre la pratique médicale journalière.
D – Le problème de la causalité
Le concept de causalité est remis en question par la philosophie des sciences dans son ensemble, comme il l’a été dans les courants philosophiques analytiques et phénoménologiques.
E – La modélisation
La théorisation passe par une modélisation, qui peut s’appliquer aux sciences médicales, pour le Blackwell Guide of Philosophy of Science. Nous verrons dans le chapitre consacré à la physique quantique que cette modélisation a été effectuée pour le médicament homéopathique.
F – Les sciences cognitives
Les sciences cognitives, discipline toute récente, reprennent l’importance du raisonnement analogique et des présuppositions conceptuelles, toujours impliquées dans les observations et les expérimentations. De plus, ce qui peut être intéressant pour la médecine homéopathique, c’est la description du dynamisme qui est faite par Ron Harré (2002) : cette ontologie comprend cinq caractéristiques : 1 – Une multitude de centres, mais l’influence occupe tout l’espace. 2 – Interaction continuelle même à distance. 3 – Logiquement dépendant (tous les membres d’une équipe de football sont affectés par l’expulsion d’un seul de ses membres). 4 – Les entités dynamiques sont actives, elles agissent sauf si elles sont bloquées. 5 – Il existe un indéterminisme général : le passé est encore présent, mais le futur reste ouvert. La physique électromagnétique de Faraday est la base scientifique de l’ontologie dynamiste.
L’homéopathie peut elle rentrer complètement dans cette ontologie ? Il existe bien une multitude de remèdes homéopathiques, mais peuvent-ils occuper tout le terrain de la pathologie ? Il semble bien que non. Par contre, il existe une multitude de remèdes homéopathiques possibles pour une même pathologie, ce ou ces remèdes occuperont tout l’espace de l’organisme malade, s’adressant à la globalité du patient. L’action à distance du médicament homéopathique semble bien exister, comme par exemple l’action à distance des médicaments homéopathiques posés sous les oreillers comme ceci se pratique dans certaines expérimentations. Il existe une dépendance logique et un indéterminisme général dans l’action du médicament homéopathique, dans la mesure où son action globale lui permet de modifier le terrain, la prédisposition à faire telle ou telle maladie, sans fermer les possibilités de maladies futures (ou de bonne santé). La dépendance logique pourrait par ailleurs se traduire par la différence d’action entre ce que l’on appelle dans le vocabulaire homéopathique simile et simillimum : le simile s’adressant à une partie seulement de l’organisme malade, le simillimum s’adressant à la globalité du patient. Tant que l’on ne trouve pas le traitement simillimum, on ne peut pas traiter la globalité de la personne, et l’arrêt de ce simillimum affectera la globalité du patient. Karl Popper nous rappelle que cette ontologie dynamiste avait été établie par Kant (et par Leibniz, ajouterons nous).
Les sciences cognitives ont une conception de l’homme très proche de celle de la médecine homéopathique : « dans la totalité de la personne sont tissés à la fois les aspects physiques et psychiques, un être vivant est caractérisé par le fait que sa nature est actualisée continuellement à travers son activité, en même temps qu’elle reste un tout dans ses relations incessantes avec son environnement » (Ron Harré). Cet auteur poursuit en affirmant que la vie est moléculaire, biologique, électromagnétique, et symbolique (nous pourrions rajouter spirituelle).
Enfin, les sciences cognitives insistent sur le fait nous sommes encore très ignorants à propos de la connaissance des mécanismes du système nerveux et de la nature du raisonnement : « nous sommes encore loin de posséder une vue cohérente de l’expérience émotionnelle, de ce que c’est que d’éprouver une émotion, et que nous sommes à cet endroit dans des perplexités semblables à celles que soulèvent l’action et la conscience, peut-être pour les mêmes raisons » (Daniel Andler). Ceci semble renforcer la critique des essais thérapeutiques tels qu’ils se font actuellement, cherchant à éliminer tout facteur subjectif, émotionnel en particulier, alors que nous ne savons même pas dans quelle mesure ce facteur joue exactement et comment il fonctionne.
G – La pensée de Karl Popper
On cite souvent Karl Popper quand il s’agit de philosophie des sciences, surtout quand il s’agit de définir ce qu’est la science. Ce philosophe a dit bien d’autres choses intéressantes, qui peuvent concerner le médecin homéopathe : « critiquer sévèrement, par l’intermédiaire d’une confrontation à l’expérience, les théories que l’on émet, est donc la seule voie qui puisse faire progresser. Il conviendra de choisir entre plusieurs théories non la plus sûre ou la plus probable, mais la plus audacieuse, la plus riche, la plus improbable : cela parce qu’elle peut nous faire apprendre davantage, qu’elle réussisse ou qu’elle échoue. Il ne faut pas choisir des théories qui échappent à la falsification, et dont on ne pourrait jamais découvrir la fausseté. Aucune théorie ne peut être considérée comme établie : même quand elle a passé avec succès beaucoup de tests, elle n’est jamais qu’une hypothèse, toujours susceptible d’être remise en cause. Croire à la certitude d’une théorie, c’est faire preuve d’obscurantisme. La science n’est pas possession de la vérité, mais sa recherche ». L’homéopathie repose sur une théorie audacieuse, on a essayé de la falsifier plus d’une fois, que ce soit sur un plan théorique, en « oubliant » de mentionner la dynamisation par exemple, ou que ce soit sur un plan expérimental, en négligeant de choisir des traitements individualisés. Mais croire, comme certains homéopathes le font, en la certitude des théories qui la sous-tendent peut être sujet à caution, nous rappelle Popper.
Ce même auteur nous rappelle que « le pire danger vient du faux rationalisme, affirmant que l’on doit refuser tout ce qui n’est pas prouvé », réflexion que nous pouvons opposer à certains détracteurs de la médecine homéopathique…
Le problème de l’émergence a été abordé par de nombreux philosophes des sciences. C’est peut-être Karl Popper qui en a donné la définition la plus claire : « La vie progresse donc, comme la découverte scientifique, à partir des vieux problèmes vers la découverte de problèmes nouveaux auxquels nul n’avait songé. Et ce processus (celui de l’invention et de la sélection) contient en lui-même une théorie rationnelle de l’émergence. Les étapes de l’émergence qui conduisent à un nouveau niveau sont en premier lieu les nouveaux problèmes créés par l’élimination de l’erreur d’une solution théorique à l’essai d’un vieux problème ». La médecine homéopathique est certainement l’émergence de la vieille loi du traitement par les semblables, de la division de la matière à l’infini, de la loi de conservation de l’énergie. Les moyens d’une recherche théorique auront manqué à Samuel Hahnemann pour éliminer les erreurs possibles qui auraient pu se glisser dans sa démarche, l’expérimentation et l’observation ne suffisant pas à cela.
Enfin, Karl Popper nous permet de faire la transition vers la physique quantique dans un passage de « La connaissance objective » qui peut concerner directement la médecine homéopathique : il part de la théorie du bouton de commande dont « l’idée sous-jacente est que notre corps est une sorte de machine qui peut être dirigé au moyen d’une manette ou d’un bouton, à partir d’un point de contrôle central […] Certains théoriciens quantiques ont suggéré que notre esprit agit sur notre corps en influençant ou en sélectionnant certains sauts quantiques. Ceux-ci sont alors amplifiés par notre système nerveux central qui agit comme un amplificateur électronique : les sauts quantiques amplifiés actionnent une série de relais ou de boutons de commande et finalement déclenchent des contractions musculaires […] J’admets certes que les mécanismes d’amplification sont des caractéristiques importantes des systèmes biologiques, car l’énergie de la réaction, libérée ou déclenchée par un stimulus biologique, excède en général de beaucoup l’énergie du stimulus déclencheur ; […] il y a quelque chose de très important, à tel point qu’il serait très difficile de caractériser un processus quelconque comme typiquement biologique s’il ne comportait pas la libération ou le déclenchement d’une énergie emmagasinée. […] Ce n’est rien qu’avec un seul saut quantique et rien qu’à l’intérieur des incertitudes d’Heisenberg (et elles sont effectivement tout à fait minuscules) que l’esprit peut agir sur un système physique ». La physique quantique est donc en relation directe avec la médecine dans la mesure où les systèmes biologiques et les relations entre corps et esprit reposent sur des réactions faisant appel à ses réactions et à ses lois.
Conclusion
Les différents courants philosophiques s’accordent sur l’importance de la complexité des phénomènes et de la pluralité des avis les concernant. Ils s’accordent aussi pour affirmer que l’important est de pas chercher à expliquer, à trouver des causes, mais plutôt à décrire, à chercher des relations, à s’interroger mutuellement sur nos questionnements.
Toutes ces conceptions vont à l’encontre de la majorité des attitudes médicales dominantes, et du reproche que l’on fait le plus souvent à la médecine homéopathique de ne pas être capable d’expliquer le mode de fonctionnement de ses remèdes.
La médecine homéopathique, quant à elle, a une attitude très variable selon les écoles vis-à-vis de ces problèmes : seule la relativisation de la pensée causale et l’importance de l’analogie relie écoles monistes et écoles pluralistes pour ce qui est de ces problèmes.
Les limites de l’observation et celles du langage sont également soulignées par la philosophie contemporaine : toutes les deux sont directement liées aux insuffisances de la perception, et expliquent les imperfections des méthodes expérimentales, tout comme celles de disciplines comme la psychanalyse. Hahnemann, s’il avait bien vu les limites du langage, avait-il envisagé suffisamment les déficiences de l’observation et des expérimentations ?
Les rapports entre corps et esprit reçoivent des réponses différentes selon les auteurs. L’important est de remarquer que si les avis divergent sur la nature de ces relations, il n’en reste pas moins que personne n’envisage un seul instant que ces rapports ne puissent pas exister et que l’on ne puisse pas en tenir compte, comme le fait une certaine pensée biomédicale. La médecine homéopathique a, dès ses débuts, attaché une importance primordiale à ces relations et en a toujours tenu compte.
La primauté de la subjectivité et de l’individu est un concept adopté par les différents courants de pensée, et partagé par l’ensemble de la médecine homéopathique. Ils sont à relier pour l’ensemble de la philosophie contemporaine à l’indéterminisme et à l’importance du hasard. Nous avons vu que Hahnemann était plutôt déterministe, la guérison étant pour lui un retour à la santé, par conséquent sans possibilité d’évolution ou de changement. Les médecins homéopathes contemporains ont d’ores et déjà pris leurs distances avec cette conception.
Les places respectives de l’observation et du raisonnement théorique sont encore discutées. Remarquons que tous tombent d’accord pour affirmer l’impossibilité d’une description complète et idéale de la réalité : l’observation clinique ne suffit par conséquent pas en médecine et demande à être accompagnée d’un raisonnement théorique, aspect négligé par Hahnemann et bien des homéopathes à sa suite. Cette attitude positiviste d’Hahnemann lui aura certes permis ses découvertes, mais il faut bien dire aussi que cette position n’est pas très logique : nous avons vu qu’une attitude réaliste (privilégiant le raisonnement théorique) aurait été plus adaptée : en effet, en plus des limites de l’observation médicale, il faut souligner le caractère inobservable des dilutions homéopathiques, qui était incontournable à l’époque d’Hahnemann, et qui pose encore de nombreux problèmes actuellement. Whitehead et Popper nous rappellent à cette occasion les relations entre microscopique et macroscopique et la nécessité d’avoir des moyens d’étude adaptés à chaque dimension : par conséquent, les moyens d’étude de la biomédecine ne sont pas adaptés à la médecine homéopathique, l’échelle de grandeur de ces thérapeutiques étant très différente.
Nous devons également souligner l’importance attachée par les sciences cognitives au dynamisme, à une conception globale de la vie, et au fait que nous sommes loin de tout connaître au sujet de la nature et de toutes les conséquences du raisonnement théorique et des émotions. Ces notions sont totalement partagées par la médecine homéopathique.
Citons enfin le concept d’émergence, découverte effectuée à partir de problèmes anciens vers de nouveaux auxquels personne n’avait pensé auparavant. L’homéopathie est certainement l’émergence de la vielle loi de la thérapie des semblables. Cette émergence d’une nouvelle thérapeutique associée à une nouvelle façon pour l’époque de concevoir la médecine a suscité dès ses débuts de nombreuses résistances. La lecture de l’ouvrage de Thomas Khun, « Les structures des révolutions scientifiques » aurait-il permis à Samuel Hahnemann et à ses suivants d’éviter les embûches qu’il a rencontrées ?
La philosophie contemporaine permet de considérer les forces et les faiblesses de la médecine homéopathique : sa conception globale et dynamiste de l’être humain, la place qu’elle apporte à la subjectivité et à l’individu, ses relations avec la physique quantique (que nous verrons en détail dans un autre chapitre) sont certainement des atouts pour cette médecine. Son caractère révolutionnaire, une insuffisance de réflexion théorique actualisée, la primauté donnée à l’observation, et le monisme de son fondateur (une seule théorie, la psore, pour toutes les maladies), auront été sans doute des handicaps sérieux.
Philippe Colin
La bibliographie de ce texte peut être retrouvé dans l’ouvrage de son auteur : La philosophie de la médecine homéopathique, éditions Atlantica, 2007.
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